Le cinéma d'Ozu est probablement bien défini, en première instance mais aussi, je trouve, de manière tout à fait valable, comme des variations plus ou moins marquées autour des mêmes thèmes qui reviendront du début à la fin de son parcours de cinéaste. Quand on a déjà vu une quinzaine de ses films, on a l'impression de l'avoir déjà vu et de tout connaître de Été précoce, avec ses conflits intergénérationnels latents, ses oppositions entre tradition et modernité, ses noyaux familiaux étendus sur trois générations qui cohabitent sous le même toit (un temps durant, au moins), et bien sûr ses conclusions qui déploient une amertume à mi-chemin entre la résignation joyeuse et le constat fataliste (qui ne trouvent d'équivalent dans le cinéma japonais que du côté de Naruse me semble-t-il). Autant de fragments qui une fois assemblés forment un portrait du Japon essentiellement d'après-guerre, si l'on oublie la part conséquente logée dans les années 30 et le début des années 40, avec un ou plusieurs personnages aux aspirations souvent en conflit avec une sorte d'état naturel des choses. Ici, c'est la presque trentenaire Noriko qui s'oppose à la tradition (et surtout à la volonté de sa famille) en choisissant dans un premier temps de vivre libre et de travailler pour assurer son indépendance, rejetant de fait le mariage arrangé qu'on lui tend sur un plateau d'argent (un homme d'affaires fortuné et correct sous tous rapports), et dans un second temps de se marier, certes, mais avec l'homme de son cœur.
La répétition des thématiques va jusqu'à faire de Été précoce (1951) une sorte de suite officieuse de Printemps tardif (1949), ou plus alternativement l'autre face d'une même pièce, puisqu'on retrouve Setsuko Hara et Chishū Ryū dans des rôles de premiers plans (mais aussi Haruko Sugimura et Kuniko Miyake, entre autres, interprétant des personnages plus secondaires), Hara étant dans les deux cas de figure le personnage sur lequel se cristallise le conflit moral et sociétal, et celui sur les épaules duquel pèse tout le poids des valeurs de la famille traditionnelle japonaise. Le caractère officieux de cette dualité est quand même à relativiser, étant donné que cette femme porte le même prénom dans les deux films, Noriko. La différence est malgré tout notable, puisque là où elle finissait par céder aux injonctions du père qui la poussait à se marier (avec pour conséquence une condamnation à la solitude chez ce dernier) en 1949, ici elle fait montre d'une force de caractère très nette, comme si c'était le même personnage qui avait appris de ses erreurs passées, en faisant le choix du mariage d'amour plutôt que les arrangements prévus par sa famille, suscitant la déception de tout le foyer ou presque. L'opposition entre les deux Noriko est à ce titre très franche, et offre ainsi un second point de vue très agréablement complémentaire.
Étonnant personnage qui jouit d'une liberté très nette dans sa capacité à affirmer ses choix et d'entrer en conflit avec la pensée normative (celle de la famille, mais on pourrait généraliser à un cadre national beaucoup plus large). L'émancipation ne se fait pourtant pas du tout dans la violence, au creux d'une mise en scène toujours aussi incroyablement maîtrisée, au contraire il y a une certaine douceur qui accompagne Noriko, sûre de sa volonté et de ses droits, et ce en dépit du grand désarroi qui la saisira lorsqu'elle réalisera les conséquences de son envol loin du domicile familial. Difficile de ne pas être ému par la séance de photo en famille, ultime pose, ultime réunion avant la dissolution. En toile de fond rôde l'insouciance des plus jeunes enfants, plein de malice et occasionnant quelques sas de décompression, toujours prompts à la boutade — et en ce sens précurseurs du potache de Bonjour qui sera plus amplement dédié aux enfants. Et à l'horizon, l'affirmation de l'identité féminine, lorsque Noriko répondra à un membre de la famille lui affirmant que "depuis la guerre, les femmes sont de plus en plus impudentes " : son "Certainement pas. Elles sont enfin normales" résonnera longtemps.
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