lorsque Charlie Kaufman illustre ce qu'il se passe dans la tête de quelqu'un d'autre

Si nous chroniquons ce film, 12 ans après, c’est pour tenter de percer le mystère CHARLIE KAUFMAN – si tant est que cela soit possible – avant la sortie de son prochain long métrage Anomalisa, le 3 février 2016.


Retour donc à ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND, où il n’est encore « que » scénariste (Michel Gondry réalise), pour constater une nouvelle preuve du génie des auteurs, et ce qui arrive lorsque Charlie Kaufman met de coté l'introspection pour illustrer par son script, ce qu'il se passe dans la tête de quelqu'un d'autre.


Dans un univers légèrement dystopique, Clémentine a fait effacer Joel de ses souvenirs ; ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND raconte la tentative de Joel de combler ce trou fait dans sa matière spirituelle, en procédant à l'effacement réciproque de Clémentine de sa propre mémoire.
Le film est ainsi cette histoire d'amour pas tout à fait comme les autres, racontée sous sa forme négative; cinématographiquement à l'envers (effondrement, érosion, naissance, et... ) et avec recul, une histoire éprouvée dans le souvenir et donc dans sa dimension historique à proprement parler. Un souvenir raconté au présent... Quoi de plus paradoxal ?


Personnifier des névroses et fantasmes, leur inventer un vécu, les faire interagir et créer un environnement cohérent qui puisse accueillir le résultat de cette interaction, à toujours été la base du cinéma de Kaufman. Mais en analysant le sentiment amoureux lui-même plutôt qu'en traduisant une introspection en matériau filmique, le cinéma écrit par Charlie Kaufman gagne quelque chose d'unique, d'universel, d'intemporel.


Pour moi, ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND est le travail d'adaptation que Kaufman souhaitait fournir avec Le Voleur D'Orchidée: transposer un vécu et toute sa sensibilité, en une histoire portant sa marque d'intelligence et de stimulation.


L'apport de Charlie Kaufman à travers son génial script apparaît dans un premier temps, à travers la structure scénaristique; l'auteur façonne ainsi un récit éclaté qui mélange plusieurs sous intrigues, les déconstruit, puis réorganise le tout d’une façon bluffante (recomposition des actes, déstructuration des scènes qui prennent une autre dimension dès lors que l’on rassemble le puzzle). Dans ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND, Joel est le spectateur de sa propre vie à travers le film de sa mémoire. Cette mise en abyme typiquement Kaufmanienne place donc le protagoniste à un niveau métaphysique, bien au-dessus de ce qu’il a pu - jusque là - tirer de ses expériences. Il en est d'ailleurs de même pour ceux qui effacent sa mémoire. Rendre palpables les émotions en transformant les mécanismes de la perception; allier la sensation présente avec le souvenir d'une perception passée emmagasinée dans la mémoire; matérialiser par le récit la frontière entre mémoire et vie réelle... Il y a dans le formidable script de Kaufman, deux niveaux d’approche et de lecture, comme une analyse de soi par l’extérieur. Cette intelligence dans l'analyse rapproche ce scénario des autres création de Kaufman: Dans la Peau de John Malkovich, Adaptation, ou plus tard Synecdoche New York et Anomalisa.


D'un point de vue plus philosophique, Joel baigne littéralement dans le souvenir d'une fusion avec l'objet de son désir (Clémentine), car le réel rend cet accès impossible. Ainsi est-il paralysé par l'absence de cet objet désiré, et à défaut de ne plus pouvoir vivre avec elle, ne peut plus vivre avec-lui même parce qu'il lui restera toujours la mémoire de leur histoire. Il y a l'idée d'une remémoration, d'un travail intime de reconstitution de quelque chose qui a été effacé ; en forçant le trait, ne pourrait-on pas assimiler le processus d'effacement à une forme de refoulement, où le sujet, Joel, est porté vers l'objet que l'on tente de pulvériser dans son inconscient ? Au cours du film, Joel finit par chercher Clémentine dans ses moindres souvenirs et cherche à se cacher avec elle, sans succès ; d'un moment à l'autre, Clémentine être arrachée à lui, va sortir du cadre et être plongée dans l'obscurité en attendant qu'un souvenir plus ancien se manifeste. Autrement dit, il tente d'échapper au processus qu'il subit dans la réalité en s'engonçant dans le souvenir, dans le fantasme. Encore un personnage autobiographique pour Charlie Kaufman ? À moins que cela ne soit pour... Michel Gondry ?


C'est effectivement vers cette hypothèse déniant partiellement la réussite d'ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND à Charlie Kaufman, que nous nous tournons.


Ce n'est en rien, gratuit; nous formulons cette hypothèse à partir d'une connaissance assez profonde de l'oeuvre de Gondry - ses clips, ses courts métrages, ses petites créations, ses long-métrages mais aussi le fabuleux docu en deux parties I've been twelve Forever - oeuvre dans laquelle l'auteur nous parle clairement de lui, mais d'une façon autobiographique plutôt qu'analytique, à l'inverse des habituels scripts de Kaufman. C'est ainsi que nous avons pu reconnaître de nombreux traits précis de sa personnalité (sa créativité, sa discrétion, son absence de cynisme, sa simplicité) rejaillissant assez clairement en Joel Barish, lui et son rapport au couple, aux femmes, à l'amour. C'est ainsi que nous avons reconnu cette sensibilité très particulière au temps qui passe, ou que nous avons été familiers de ces humiliations subies par Joel à travers la synthèse de la gente féminine qu'est Clementine. C'est pourquoi notre empathie pour son histoire s'en est retrouvée décuplée, par une certaine utilisation du cliché Gondry-ien, un cachet-vérité indéniable puisant dans le vécu de l'auteur.
Pour autant, Gondry ne se contente pas d'amener de sa personnalité dans le script, il atteint par sa mise en scène un équilibre qu'il n'atteindra presque jamais plus ailleurs. Un équilibre entre personnalité, obsessions, créativité, et cette intelligence quant à la fonction imageante du cinéma, en adéquation avec le script. On rajoutera à cela cette acuité dans la direction d'acteurs, aidant à capter la vérité et les émotions des personnages. Puis, la musique (Jon Brion), photo (Ellen Kuras), montage (Valdís Óskarsdóttir), son, décors, costumes, etc. Si les différents départements artistiques sont absolument maîtrisés par leurs auteurs respectifs, un talent supplémentaire de Michel Gondry, en tant que réalisateur du film (l'expression prend véritablement son sens) est d'organiser tout cela.


On regrettera simplement que ... ... ... Non mais en fait, ETERNAL SUNSHINE OF THE SPOTLESS MIND est ce film dont même les imperfections nourrissent la perfection. Son aura de génie transcende toute intellectualisation, toute idée de mise en scène ou de caractéristiques techniques; Kaufman structure la sensibilité, la nostalgie et le vécu de Michel Gondry par un script d'une intelligence cinématographique et spirituelle rare, tandis que Michel Gondry, véritable âme du film, achève d'en faire un masterpiece. Voilà, c'est tout.


Critique écrite à 6 mains : Félix, Sofiane et Georgeslechameau pour Le Blog du Cinéma

Créée

le 3 févr. 2016

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