La première merveille de Lars
Element of Crime, à la fois expérimental et mature, donnait le ton. Epidemic, encore plus expérimental, décevait un peu. Mais Europa, troisième film de Lars von Trier, arrive comme la preuve définitive du génie du réalisateur. Ce film, d'une originalité déconcertante, vient clore "en beauté" (un comble, vu la noirceur et le pessimisme de ces trois premiers films) la trilogie de l'Europe. Plus minutieux, plus riche que ses deux prédécesseurs, Europa traite le même sujet: une Europe en décrépitude, ravagée, qui ne laisse place qu'à l'incompréhension, l'horreur et l'injustice.
Sauf que là, il s'agit cette fois-ci d'un véritable chef-d'oeuvre. Element of Crime et Epidemic apparaissent désormais comme le brouillon d'une oeuvre définitive à couper le souffle: classique et terriblement moderne, drôle et tragique, audacieuse mais parfaitement maîtrisée, esthétiquement hallucinante. Lars von Trier joue avec sa caméra avec brio et malice, introduisant dans son film une profondeur narrative vertigineuse. Par ces arrières-plans illustrant les représentations mentales de son personnage principal, ces images qui se mêlent et s'entremêlent, ces passages d'un noir et blanc flamboyant à un noir et blanc glauque, ces passages du noir et blanc à la couleur, Europa est un florilège d'idées esthétiques jamais indigestes et toujours géniales.
L'intrigue en elle-même, à la limite, n'a de véritable intérêt que d'un point de vue symbolique, où le personnage principal, trahi, manipulé et utilisé par son entourage, représente un idéal condamné à ne jamais être satisfait dans ce climat délétère.
Mais Europa, c'est surtout la puissance de cette voix-off, merveilleuse, terrifiante, qui est peut-être la plus belle trouvaille de toute la filmographie de Lars von Trier. L'ouverture du film est d'une intelligence monstre. Si l'hypnose a une importance capitale dans chacun des films de la trilogie, c'est bien la première fois qu'elle implique à ce point le spectateur. Car Europa est bien une séance d'hypnose. Sauf que cette fois, c'est nous qui y sommes soumis. Tandis que l'on avance à toute vitesse sur ces rails, la voix-off nous prévient, nous manipule, nous endort, nous emmène, nous emporte de force et nous arrache à notre fauteuil pour nous emmener au plus profond de cette Europe traumatisée et traumatisante. D'ailleurs, elle s'adresse en fait au personnage principal lui-même, mais nous oblige à nous y identifier: par un coup de génie, Lars von Trier nous fait devenir malgré nous le destinataire de cette voix-off. Et la dernière scène, extraordinaire (que je ne révélerai évidemment pas) ne fait que confirmer notre impuissance, nos peurs et nos craintes: nous avons ouvert la porte de l'Europe, et elle s'est refermée derrière nous...pour toujours.