"Forty years old ... Forty ... Four-O”

All About Eve est un magnifique mélodrame, l'un des plus célèbres représentants de l'âge d'or d'Hollywood des années 30-40-50 et certainement l’un des meilleurs classiques de tous les temps. Tout touche au sublime dans ce film, la mise en scène est d'une précision folle et va à l'efficacité, les dialogues sont d'une grande intelligence et le tout au service d'un casting très prestigieux. Bette Davis, Anne Baxter, George Sanders, Gary Merrill et Celeste Holm développent une alchimie de groupe qui fait plaisir à voir et nous offrent des performances impressionnantes dans des personnages très puissants. L’histoire dramatique est implacable, montrant ce qu’une personne maléfique peut comploter pour atteindre la gloire et le succès, au moyen de la manipulation et des trahisons.


Margo (Bette Davis) est une actrice de théâtre très célèbre et entourée d'un cercle d’amis très soudés et fidèles, dont Karen (Céleste Holm) et son assistante Birdie (Thelma Ritter). Un soir, Karen voit une jeune femme Ève (Anne Baxter), qui n’a jamais manqué une représentation du dernier spectacle de Margo et l’emmène dans les coulisses pour rencontrer son idole. Ce qui devait arriver, arriva inévitablement. Ève s'impose peu à peu dans la vie de Margo, essayant lentement et insidieusement, non seulement de suivre les traces de Margo, mais aussi de prendre en charge sa vie ... et qui sait, un jour prendre carrément sa place. Elle devient la doublure officielle de Margo sur scène "au nez et à la barbe" de Miss Casswell (Marilyn Monroe) et tente de lui voler son petit ami Bill Simpson (Garry Merrill). Mais Ève va se retrouver à son tour piégée dans son propre jeu, lorsqu'elle rencontre le critique de théâtre Addison DeWitt (George Sanders).


Certains films sont célèbres parce qu’ils viennent d’un certain réalisateur. D'autres sont célèbres parce qu’ils racontent une histoire fascinante ou en raison de leur magnifique cinématographie. Mais bien que le réalisateur de All About Eve Joseph L. Mankiewicz soit suffisamment célèbre et que son scénario soit très intéressant, je ne pense pas que ce soit le cœur du film et la principale raison de son immense succès. Non, le pouvoir de All About Eve s'explique de part l’écriture des dialogues et le jeu acéré des acteurs ... et bien sûr les deux vont de pair. All About Eve c'est d'abord et avant tout une étude de personnages. On se délecte de les voir interagir les uns avec les autres et c’est tout simplement phénoménal sur ce point bien précis.


All About Eve touche à un idéal cinématographique, c'est la norme pour tous les films qui suivront et par lequel ils seront jugés, du moins en termes de jeu d’acteurs et de dialogues. Peut-être certains reprocheront au film sa mise en scène ultra académique, avec une caméra qui est posée là et qui n'a pour seule fonction, de filmer les acteurs qui jouent leur partition. La mise en scène peut paraitre un peu trop statique par moments et ça, on ne peut pas le nier. Mais voilà, l’histoire demande de la simplicité dans la mise en scène, car ici pas ou peu d'action et tout l'intérêt du film repose sur les dialogues. Ce n'est pas l'action qui fait avancer l'histoire, ce sont les dialogues qui la font avancer. Ainsi, le film ne prétend pas tout faire, mais ce qu’il fait, il le fait extrêmement bien.


Dans le rôle de Margo, Bette Davis offre ce que je considérerais comme l’une des meilleures performances, si ce n'est la meilleure, de tous les films que j’ai jamais vus. Elle devient vraiment Margo, cette "figure du théâtre" si aimée, mais si peu sûre d'elle même. C'est un rôle et un personnage qui résonne forcément avec celui de Norma Desmond, interprétée par Gloria Swanson dans Le Boulevard du Crépuscule et sorti la même année, en 1950. Et dans le rôle d’Ève "the mousy one, with the trench coat and the funny hat", nous avons Anne Baxter. Ce rôle lui permet d'élargir sa palette de jeu, faisant évoluer son personnage progressivement au fil du long métrage, passant de la jeune et innocente ingénue, à la vipère aux crochets acérés.


Ensuite, il y a George Sanders qui se glisse sans effort dans le rôle d’Addison DeWitt, un critique de théâtre à l'allure et au phrasé magnifiques, un homme dont la haute opinion de lui-même lui permet de nous déclarer, à nous spectateurs, qu’il est l'un des rouages les plus essentiels du théâtre. Sans lui, rien n'est possible. Il peut faire de vous la star de demain, ou au contraire vous détruire par le biais d'un simple article. Gary Merrill et Celeste Holm, dans les rôles respectifs du petit ami d'Ève et de sa meilleure amie, nous offrent également des performances de premier ordre.


Et bien que le scénario de Joseph L. Mankiewicz soit assez classique et sans grandes surprises, il est lourd de sens dans ses dialogues, car les personnages parlent et interagissent, au moyen de conflits verbaux appropriés et de sous-textes subtils. L’une de mes scènes préférées du film montre plusieurs personnes discutant ensemble, assis en bas d'un escalier lors d’une fête donnée en l'honneur d'Ève. C'est alors que l'apprentie comédienne Miss Casswell, à la beauté sans équivoque (Marilyn Monroe oblige), mais à l'intelligence toute relative, désire un autre verre : "Oh waiter !", crie-t-elle. Addison DeWitt intervient alors : "That isn't a waiter, my dear, that's a butler." Ce à quoi elle riposte : "Well I can't yell 'Oh butler', can I ? Maybe somebody's name is Butler" ("butler" signifie majordome). Addison DeWitt lui concède alors : "You have a point, an idiotic one, but a point". C'est un exemple parmi tant d'autres montrant l'intelligence et la finesse de l'écriture de Joseph L. Mankiewicz, à la hauteur des meilleurs dialogues de Woody Allen.


Et personnellement, j’adore quand Birdie perçoit immédiatement le double jeu d'Ève, comment elle peut voir à travers ses manigances. C’est la clé du film, le tournant et la bascule du récit. C'est ce qui nous fait poser des questions sur les réelles intentions d'Ève, le pourquoi Margo se fait piéger, mais pas Birdie. Le stratagème d’Ève ne fonctionnerait jamais sur Margo, sans son égo surdimensionné. Birdie quant à elle, est totalement dénuée d'égo, elle perçoit Ève simplement comme elle la voit. Margo est bien trop imbue de sa personne et flattée par Ève, pour lui permettre de voir les choses clairement et c'est ce qui causera sa chute.


La peur de vieillir est au cœur de All About Eve. Margo semble commenter presque continuellement l’âge des gens autour d’elle, sachant très bien à quel point Ève est plus jeune qu'elle. Margo plaisante sans arrêt sur son âge, “Three months ago, I was forty years old ... Forty ... Four-O”, mais ces plaisanteries trahissent toujours une sensibilité liée au vieillissement. Margo se rend compte qu’elle est maintenant trop vieille pour jouer les jeunes premières. Bette Davis a 42 ans quand elle interprète Margo et elle fait bien son âge, peut-être même plus. Elle a des poches sous ses yeux et des plis sur son front. Sur certains plans peu avantageux, sa mâchoire s’affaisse légèrement. Comme c'est triste de voir une femme d’âge moyen, jouer une femme d’âge moyen, ressembler exactement à une femme d’âge moyen ... et voir ce que Hollywood a à dire à ce sujet. Pour Hollywood, la femme de quarante ans n'existe pas, tout simplement !


Bien que All About Eve ne soit pas réellement un film noir, il peut être comparé à un film noir, tout du moins d'un point de vue des personnages. Il n’y a pas d’armes à feu ici, pas de crimes et certainement pas d’éclairages sombres, mais il se dégage du film une attitude de film noir. Il suffit de transposer le monde du crime au monde du théâtre. On peut regarder les personnages se déchirer non pas avec des armes, mais avec des mots. Encore une fois, je ne qualifierai jamais All About Ève comme un pur film noir, mais je crois que mon affection pour ce film est liée à mon attirance pour le film noir au sens le plus classique du terme.


Je ne suis pas sûr d’aimer vraiment les personnages de All About Ève. Pour la plupart, ils sont égocentriques, vains, hautains et médisants. Ils ne sont pas très sympathiques et il serait vain de vouloir s'attacher à chacun d'entre eux. Sinon, All About Eve est un film qui excelle dans son écriture et dans le jeu des acteurs. S’il y a un film qui mérite le statut de "grand classique", c’est bien celui-là.

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le 17 avr. 2022

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lessthantod

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