Exhibition par pierrick_D_

En 1975,Jean-François Davy,jeune réalisateur spécialisé dans la comédie érotique,produit un film de Paul Vecchiali intitulé "Change pas de main",dans lequel l'auteur veut insérer des scènes pornographiques.Pour ce faire,il engage quelques hardeurs et hardeuses.Davy,fasciné par ce milieu,vient assister au tournage et se met à en réaliser le making-of.Une des actrices,Claudine Beccarie,le subjugue et il décide de faire un documentaire sur elle.Bizarrement,elle tenait un petit rôle dans "Q",un film que Davy avait réalisé l'année précédente et dans lequel il ne l'avait semble-t-il pas remarquée.Voici donc ce premier porno à avoir été classé Art et Essai.La pornographie a existé quasiment depuis l'invention du cinéma,mais elle restait clandestine et réservée aux maisons closes,sous la forme de court-métrages qu'on projetait aux clients pour les faire patienter et les conditionner.Mais la société a évolué au fil du temps,68 est arrivé avec la Révolution sexuelle et la libéralisation des moeurs,qui ont entraîné la création d'un cinéma érotique public largement diffusé dans les salles lors d'une parenthèse enchantée qui durera de 70 à 75 environ,la loi de classification X proclamée le 31 octobre 75 mettant un terme à la fête.Jusque-là,ce cinéma était devenu à la mode,tout le monde voulait voir ça et celui qui n'avait jamais vu un porno passait pour un imbécile.Après la promulgation de la loi,ça a changé.Ces films ont déserté les grandes salles pour se retrouver dans des petits cinés louches qui ne diffusaient que ça,et la qualité des films s'est effondrée pour cause économique,seuls les obsédés sexuels continuant à fréquenter ces endroits.Plus tard,la vidéo se chargera d'achever totalement l'exploitation en salles du X.Quand "Exhibition" est tourné,la profession est encore prospère et le côté hybride du film en fera un énorme succès,jusqu'à la fameuse loi qui surviendra en pleine exploitation de l'oeuvre et brisera sa carrière en le classifiant dans la catégorie infamante du X,alors même qu'il avait été présenté au Festival de Cannes dans la section Perspectives du cinéma français.Contrairement à ce que beaucoup ont écrit ou pensé,l'aspect documentaire n'est nullement destiné à servir d'alibi à la promotion d'un énième film de boules.Au contraire,il est primordial et plus intéressant que les scènes pornographiques,qui sont par ailleurs excellentes.Il s'agit du portrait d'un personnage hors-normes et,à travers lui,celui d'une industrie débutante et plus largement de la société française de l'époque.Davy fait simple et direct,alternant interviews face caméra de Claudine Beccarie,qu'il mène lui-même,et images captées sur ses lieux de travail.Comme la comédienne a un boulot assez particulier,cet aspect du film consiste en des scènes pornographiques que le cinéaste shoote carrément,sans aucune censure.Souvent,en pareil cas,on floute les images ou on cadre de façon à ce que le spectateur ne voie rien d'explicitement sexuel.Aucune hypocrisie de ce genre ici,tout est montré.Claudine Beccarie,donc,une des premières porno stars,une pionnière du genre.Davy n'y va pas par quatre chemins et profite de la franchise décontractée de son interlocutrice pour poser toutes les bonnes questions.Il la filme sur des tournages,mais surtout en dehors.Dans son appartement,où le téléphone sonne régulièrement,des producteurs voulant l'engager.A l'entrée d'un cinéma,où elle dialogue avec des spectateurs venant voir ses films.A la campagne chez sa mère,où l'on commence à découvrir de lourds contentieux familiaux.Dans un parc avec son fiancé,un jeune homme de dix ans son cadet qu'elle encourage à vivre sa vie.Au départ,cette fille grande gueule pétrie de contradictions agace un peu,mais petit à petit on apprend à la connaître et on découvre ce qu'il y a derrière cette attitude bravache.Davy a dit d'elle que sa vie était un mélodrame,mais c'est bien pire que ça car l'existence de cette femme est une pure tragédie.Elle a connu,d'enfance maltraitée en adolescence brisée suivie d'un âge adulte épouvantable,toutes les galères qui puissent arriver.C'est une fille en réalité marquée par un destin funeste qu'elle parvient à surmonter à force de courage et d'optimisme.A mesure que les confidences se succèdent,on voit que sa personnalité solaire cache de moins en moins les blessures et les fêlures du passé.Claudine dit tout,assume tout,met tout sur la table,qu'on parle de pornographie,de prostitution,de bisexualité,de préférences sexuelles,de famille dysfonctionnelle,d'éducation,de projets,de la vie en général,et on finit par discerner la petite fille perdue aux rêves brisés dissimulée par la star volubile.Curieusement,la seule question à laquelle elle refusera catégoriquement de répondre concerne ses opinions politiques.Car en plus elle est très intelligente et a compris,contrairement aux abrutis du showbiz actuel qui se complaisent à étaler ce qui leur tient lieu d'avis,que se confier à ce sujet lui aliènerait une partie du public,qui a priori n'en a rien à cirer de ce que pensent les acteurs.Sa personnalité ambigüe met en évidence les contradictions d'une période de grands bouleversements,elle est en quelque sorte l'enfant de mai 68 et du gaullisme.Elle nous raconte,elle la pornographe,qu'elle a été scout,comme Davy,et enfant de Marie,qu'elle est catholique et croyante.C'est une fille structurée à la base,qui a des principes hérités d'une éducation stricte,puis qui a dérivé suite au vent de liberté des sixties et des accidents malheureux de sa vie.Autre élément captivant,Claudine s'exprime clairement,elle a du vocabulaire,elle maîtrise la grammaire et la syntaxe.C'est une marginale,une réprouvée d'un système encore très puritain fondamentalement,et pourtant elle a une instruction qui fait défaut aux "stars" bredouillantes d'aujourd'hui qui nous abreuvent de leurs discours ineptes.Et en plus,elle,comme ses collègues acteurs,ne parlent pas pour ne rien dire,leurs réflexions ont du sens et du recul,ils savent analyser les choses.Eh oui,l'école républicaine jouait alors son rôle,et pour tout le monde.Le montage est très habile car il suit la chronologie des entretiens et non celle de la vie de Beccarie.Par exemple,lors d'une des premières conversations,elle avoue qu'elle a été enfermée dans une maison de redressement de 15 à 19 ans,mais sans dire pourquoi.On se pose la question et la réponse viendra beaucoup plus tard dans le film,lors d'une confession déchirante.Et pourquoi ça?Parce qu'au fil de leurs rencontres,une sympathie s'est établie entre Davy et Claudine,devenant ensuite une véritable affection qu'on ressent fortement,ce qui a permis à l'actrice de livrer des confidences de plus en plus intimes,nettement plus impudiques que ses cabrioles sexuelles.Ces scènes de cul justement sont empreintes d'authenticité car Davy ne présente pas un produit fini.Ce qu'il nous montre,ce sont des moments creux,des pauses,des répétitions.Il y a Claudine se moquant gentiment d'un jeune partenaire qui peine à maintenir son érection,il y a deux très belles scènes de masturbation féminine,il y a surtout ce long passage impliquant la star et ses camarades de "Change pas de main",parmi lesquels on reconnait des vedettes du porno seventies telles que Benoît Archenoult,Frédérique Barral ou la magnifique Béatrice Harnois,qui a eu la même année le premier rôle dans "Félicia",un soft de Max Pécas.Les comédiens discutent entre eux ou avec Davy,parlent librement de leur métier,puis finissent par se livrer à quelques ébats sexuels,sous la direction d'une Claudine qui,avec son tempérament de meneuse,prend les choses en main si on peut le dire ainsi et révèle un vrai talent de mise en scène.Cette séquence en dit long sur l'ambiance qui régnait alors.On était encore dans une forme d'utopie soixante-huitarde,ces jeunes gens se sentaient libres et leur profession était pour eux une manière d'appliquer le slogan "jouir sans entraves".On sent entre eux une réelle amitié,de la complicité,de la solidarité,du plaisir à être ensemble en cette période originelle d'un cinéma dont les codes ont énormément changé.Ici,personne n'est tatoué ou épilé et on est loin de la sexualité robotisée du porno de maintenant.A l'époque,de nombreux acteurs,comme Claudine,travaillaient sous leur vrai nom,ce qui est paradoxal car ils étaient largement stigmatisés tandis qu'à l'heure actuelle,alors que la discipline est communément admise,il ne viendrait à personne l'idée de tourner sans pseudo.Il y avait une certaine innocence en ce temps-là.La photo est signée Roger Fellous,qui a accompli une prolifique carrière durant laquelle il a bossé aussi bien sur des films "normaux" que sur des pornos.Une des faiblesses du film réside dans les expérimentations sonores psychédéliques de Roger Letellier,qui nous écorche les oreilles avec ses distorsions du son,procédé très à la mode à l'époque.Davy s'est adjoint comme conseiller technique Michel Caputo,qui a fait une longue carrière de réalisateur de X sous divers pseudos,principalement ceux de Michel Baudricourt ou Michel Anthony.Davy donnera deux suites à son film,"Exhibition 2" en 76,avec Sylvia Bourdon,et "Exhibition 79".Après le générique de fin,il a ajouté deux codicilles révélant ce qu'est devenue Claudine Beccarie après le triomphe du film,et il est donc retourné la filmer en 79 et en 83.Scènes très éclairantes et pathétiques dans lesquelles on ressent à nouveau le malaise parfois éprouvé en regardant les rencontres avec sa mère et son fiancé précédemment.En 79,elle avait abandonné sa carrière et s'était retirée dans une ferme au fin fond de la Sarthe.Après "Exhibition",elle aurait voulu et elle espérait accéder enfin au cinéma classique,mais bien sûr ça n'est pas arrivé.Quelqu'un venant du X et parvenant à se reconvertir dans l'industrie "normale",ça n'existe pas et ça n'a jamais existé.Beaucoup ont essayé mais,de rôles minuscules en vedettariat éphémère,ça n'a guère eu de suite,ces comédiens étant catalogués à vie.On a eu Marilyn Chambers dans le "Rage" de Cronenberg,Traci Lords dans le "Cry baby" de John Waters,Sasha Grey dans "Girlfriend experience" de Soderbergh,Sibel Kekilli dans "Head-on" de Fatih Akin,Tabatha Cash dans "Raï" de Thomas Gilou,Dany Verissimo dans "Banlieue 13" de Pierre Morel et quelques autres,dont l'illustre Rocco Siffredi qui a fait deux films avec Catherine Breillat,rien que des expériences sans grands lendemains.Même le fameux contre-exemple de Brigitte Lahaie est faux,vu qu'elle n'a eu des rôles importants que dans des séries B minables signées la plupart du temps de réalisateurs ayant plus ou moins flirté avec le porno comme Jean Rollin,Michel Caputo,Max Pécas,Claude Mulot ou Jess Franco.Si elle est devenue célèbre,c'est dans un tout autre domaine,en tant qu'animatrice de radio et auteur de livres,tout ceci traitant de sexologie,ce qui l'a ramenée à son activité première.Claudine a bien tâté du "grand cinéma",mais ce fut rare et pour de minuscules apparitions déshabillées,comme dans "France Société Anonyme",le premier film d'Alain Corneau,ou "Calmos" de Bertrand Blier.En 79,nous la revoyons donc en train de jardiner et d'élever des animaux,loin des plateaux de ciné et de sa gloire passée.Elle s'était mariée avec Didier mais c'est fini,il est parti,et elle commence à avoir du mal à assumer son passé,tout en le cultivant puisqu'elle pratique le strip-tease forain,ce qui nous vaut une séquence pathétique durant laquelle elle danse à loilpé dans une baraque sordide sous le regard concupiscent d'une galerie clairsemée de péquenots arriérés.Ce qui s'appelle toucher le fond.Quatre ans plus tard,ça ne va pas mieux.Elle a déménagé et vit dans une autre ferme,tout aussi boueuse mais moins grande.Elle a eu deux enfants mais le père s'est barré et elle vit principalement d'aides sociales.Aigrie,elle minimise son activité dans le hard et craint que ses enfants ne la découvrent un jour.Elle aura décidément été maltraitée par la vie jusqu'au bout.Un peu écoeuré et sentant l'indécence qui pointait,Davy renoncera à son projet de continuer à la filmer tous les quatre ans.Il ne reverra plus Claudine et n'aura plus de nouvelles.Il parait qu'elle était devenue épicière,toujours dans la Sarthe.Si elle est toujours parmi nous,elle aura 75 ans en juin prochain.So long Claudine,et merci pour tout.