Le dernier Kubrick, une mise en scène implacable
Si Steven Spielberg a réalisé A.I. Intelligence Artificielle, c’est pour rendre hommage à Stanley Kubrick, qui devait le diriger à la base. Eh oui, ce cher Kubrick, à qui l’on doit bon nombre de films qui ont marqué l’esprit de bien des spectateurs (Les Sentiers de la Gloire, Spartacus, Docteur Folamour, 2001 : l’Odyssée de l’Espace, Orange Mécanique, Barry Lindon, Shining, Full Metal Jacket). Une carrière qui s’est terminée avec Eyes Wide Shut, thriller érotique qui réunissait l’un des couples hollywoodiens les plus en vogue du moment : Tom Cruise et Nicole Kidman. Mais proposer des têtes d’affiches ne fait pas forcément tout le charme d’un film. Kubrick a-t-il réussit d’en tirer le meilleur ?
Adaptant à sa sauce, librement, la nouvelle Traumnovelle (traduite par La nouvelle rêvée) de l’autrichien Arthur Schnitzler, Kubrick raconte la descente aux enfers d’un couple. Ou comment une femme, par ses fantasmes (raconter en détails comment elle aurait couché avec un marin de passage), va entraîner son mari, éminent médecin, à vivre une soirée hors normes. Enchaînant les rencontres étranges (prostituée, vendeur de costumes excentrique…) pour finalement atterrir dans une soirée sectaire ont il n’en sortira pas indemne (c’est à partir de là que le film plonge dans le thriller, mais je n’en dirai pas plus, de peur de révélé un peu trop le script). Vous l’aurez compris, ce qui intéresse Kubrick ici, c’est à quel point la vie sexuelle d’un couple, parfait sur le papier (beau mec, belle femme, haut placés dans la sociétés, grande notoriété…), peut prendre un virage à 360° par un simple fantasme.
Ce qui peut surprendre au premier abord, c’est le manque d’ambiance, pourtant chère aux films de Kubrick. On embarque aussitôt dans une soirée de la haute, avec musiques d’orchestre en fond (avec la Suite pour orchestre de variété n° 1 de Dmitri Chostakovitch pour nous mettre direct dans le bain). Suivi de la mythique séquence où le couple s’enlace et s’embrasse, nu, devant un miroir, avec Baby Did a Bad Bad Thing de Chris Isaak comme accompagnement. Et rien qu’avec cette scène, Kubrick nous révèle la complexité de la femme (succombant à son mari mais balançant à son reflet quelques regards qui en disent long sur son manque d’épanouissement). Ne suffira qu’au réalisateur de filmer New York la nuit pour donner un cadre unique à cette descente aux enfers. Au final, pas besoin de musique ou de jeux de lumière pour que l’ambiance attendue pointe le bout de son nez. Il suffit de quelques images où le mari imagine sa femme passant à l’acte avec le fameux marin (au ralenti et bleu pâle pour faire comprendre qu’il s’agit de son imagination et pas de la réalité) pour faire comprendre sa détresse. Qu’il se perd petit à petit.
Et l’ambiance décolle donc, jusqu’à son apothéose lors de l’entrée du mari dans une secte adepte du libertinage. Là, il y a une atmosphère étouffante, gênante. Notamment avec tous ces corps dénudés qui se déhanchent sous les airs d’un chant tamoul et de la version instrumentale de Strangers in the Night. Et quand on connait le parcours de Tom Cruise dans la scientologie, cette partie d’Eyes Wide Shut offre un côté mystique et voyeur. Permettant au film d’aborder la paranoïa pour ce qui suit cette étrange soirée. Bref, Eyes Wide Shut est une preuve de plus qui confirme que Kubrick était un maître dans l’art d’instaurer une atmosphère hors du commun à tous ses longs-métrages.
Et avec le couple vedette Cruise / Kidman, le cinéaste ne pouvait pas trouver mieux ! Le côté voyeur trouve ici toute son ampleur, qui plus est ! Notamment avec un Tom Cruise pleinement investit et une Nicole Kidman aguicheuse et malicieuse comme jamais elle ne l’a été. La sensualité prime avant tout, le charisme ne fait que suivre. Alors rajouter quelques seconds rôles tout aussi bons (Sydney Pollack, Rade Šerbedžija…) et vous obtenez une distribution de grande qualité !
Après, il faut bien admettre qu’Eyes Wide Shut peut déboussoler, n’étant pas un simple traitement de la dérive d’un couple. En même temps, ce n’est pas étonnant de la part de Kubrick ! De faire un film classique qui sort pourtant de l’ordinaire. Avec Eyes Wide Shut, il ne met pas en avant le thriller (ou du moins, pas rapidement). Non, il préfère prendre son temps, suivre la déprime du mari via diverses discussions (la scène où sa femme lui raconte son fantasme dépasse largement 5 minutes). Et quand arrive l’orgie sectaire, c’est presque en long plan-séquence que cela nous est présenté. Ainsi, beaucoup trouveront que le film s’étale trop sur sa longueur (2h30, quand même !) et que l’ambiance peut se montrer pesante à l’excès. Surtout qu’il ne se passe rien d’autre qu’un mari allant d’un point A à un point B dans la ville. Donc, ceux qui attendent du mouvement d’Eyes Wide Shut, passez votre chemin ! Vous vous ennuierez à mourir !
Une chose est sûre, Eyes Wide Shut n’est pas un film que beaucoup apprécieront. Le dernier long-métrage de Kubrick se montrant assez bavard et n’ayant pas vraiment d’intérêt pour ceux qui voudraient creuser un peu plus le fond du scénario. Mais cela reste un Kubrick qui a du style, du charme, de la sensualité. Via une mise en scène toujours aussi pointue de la part de son cinéaste et de ses têtes d’affiche. Et quand on succombe sous l’effet de ce travail d’orfèvre, on ne peut qu’admirer ce petit bijou de cinéma qui nous est offert là. Eyes Wide Shut : très dur à aborder, mais inoubliable.