Eyes wide shut.
Dernier mystère de Kubrick, dernière illusion, dernier chef d’œuvre.
Adapté de « la nouvelle rêvée » (Traumnovel) du très freudien Arthur Shnitzler, le non moins freudien Stanley brouille une fois de plus les pistes pour ce qu’on pourrait appeler un « film rêvé ».
Nous ne sommes pas chez Lynch, c’est moins évident, mais on peut, comme le fera Kidman à la fin du film, s’interroger sur ce qui est réel ou imaginaire dans les aventures vécues par le couple Hardford.
Je ne vais pas revenir sur l’histoire du film, ça a été dit et redit, l’anatomie du couple, les non-dits, les fantasmes mal vécus, la jalousie… blablabla.
J’ai vu le film un paquet de fois depuis sa sortie en 1999, j’ai acheté le DVD en zone 1 dès sa sortie (à l’époque y’avait pas le choix), je l’ai et revu sur mon petit écran et puis après avoir vu l’excellent « room 237 », le lendemain même, par le plus grand des hasards, je suis allé le revoir au cinéma.
Et je me suis repris une claque.
Ce qui m’a frappé, c’est la narration et la déconstruction du temps.
Le film à l’air de se passer en grande partie dans les rêves de Tom Cruise.
Combien de nuits se passent réellement ?
Pour moi il n’y en a que deux. La nuit chez les Ziegler et la nuit de la dispute.
Tout le reste n’est que rêve et fantasmes.
Chez les Ziegler, tous les éléments du rêve (et des aventures de Bill/Cruise) sont quasiment en place.
L’immensité et le luxe de l’hôtel particulier, le pianiste (Nick Nightingale), les tops modèles (qui veulent emmener Bill « where the rainbow ends »), la femme qui fait une overdose et surtout le sapin de noël.
La première fois qu’on nous montre un sapin de noël, c’est dans l’appartement du couple Hardford.
C’est un beau sapin de noël avec des guirlandes lumineuses. Mais la lumière qui s’en dégage le plus est rouge-violette.
La deuxième fois qu’on en voit un, c’est chez les Ziegler. Celui-ci est énorme, au pied du grand escalier. Mais hormis la taille, ça pourrait être exactement le même. Même forme, même décoration, même couleur.
On reverra se sapin partout où ira Bill. Il est dans la chambre du patient mort, où Bill doit se déplacer. Chez Domino, la prostitué. Dans la boite de nuit, où joue Nick. Dans l’hôpital où une fille a fait une overdose.
Le sapin disparait doucement quand Bill arrive au Rainbow pour son déguisement, il est toujours là mais plus petit, ses lumières sont plus rouge mais éclairent très peu. Il n’apparaitra pas pendant l’orgie, ne revenant qu’avec le retour chez lui de Bill.
Ce qui est intéressant avec ses sapins, c’est le rapport que le film entretient avec noël et finalement avec le temps.
Les Hartford sont invités à la fête de noël des Ziegler. On pourrait, au début du film, se demander dans quelle mesure nous ne serions pas à la veille de noël, le 24 décembre. Mais non, le lendemain tout le monde reprend son petit train-train, Bill part au boulot pendant qu’Alice (au chômage) reste à la maison avec leur fille.
Ce soir-là, après que leur fille soit couchée et avant la dispute, Alice, toute fatiguée par sa dure journée, demande à Bill si il veut l’aider à emballer les cadeaux de noël. Bill lui répond qu’ils feront ça le lendemain.
Le lendemain pourtant, ils ne feront rien de tel.
Pourtant quand il rentre chez lui au milieu de la nuit, les cadeaux sont bien tous emballés au pied du sapin.
La dernière fois qu’on voit le sapin, c’est quand Bill revenant chez lui, l’éteint. Le nombre de cadeaux à ses pieds semble encore plus grand, comme le poids de tout ce qu’il porte sur le cœur.
Bon, on pourrait penser qu’Alice s’est décidée à faire les paquets toute seule.
Et pourtant, la dernière scène du film à lieu dans un magasin de jouets, où la petite famille fait les courses de noël, leur fille devant faire ses choix de cadeaux avant achats.
Alors que s’est-il réellement passé ?
Ses rues de plus en plus vides et mal famées où traine Bill ne sont-elles pas un peu pauvres par rapport aux appartements luxueux où Bill se rend (chez la fille de son patient mort notamment) ?
Cette prostituée n’est-elle pas trop belle par rapport à ces mêmes rues ?
Combien de chances a-t-on de tomber par hasard sur le club où joue votre pote de fac que vous n’aviez pas vu depuis plus de 10 ans avant la veille au soir ?
Combien de chance a-t-on de connaître un loueur de costume qui nous donne juste la bonne panoplie pour une orgie rituelle ?
Et cette orgie n’est-elle pas un peu trop effrayante pour être érotique ? Et ne devient-elle pas totalement ridicule quand on en fait sortir Nightingale, les gens dansant, à poil ou non, sur « Stranger in the night » ?
Alors oui, deux nuits : la nuit chez les Ziegler puis la nuit du joint, de la dispute. Un premier rêve, par Tom Cruise, hanté par les révélations de sa femme et plein de référence à leur appartement et à la soirée de la veille. Alice ri, ce qui réveille Bill et elle lui raconte son rêve. Un second rêve prolongeant le premier et cette fois, au réveil, c’est Bill, en pleur à son tour, qui racontera « tout » à Alice. Mais tout quoi ? Tout ce qu’il a sur le cœur ? Comment imaginer qu’il puisse vraiment lui raconter tout ce qu’il vient de faire si c’est réel ?
Le film s’appelle donc Eyes Wide Shut. Les yeux grands fermés. Sont-ce les yeux du dormeur ou les yeux de la personne qui ne regarde plus celle avec laquelle il vit ?
Revoyez ce film si vous en avez l’occasion, accrochez-vous aux détails en arrière plan, au moindre dialogue anodin du quotidien de Bill et d’Alice… après tout Kubrick aime les labyrinthe mais il y a toujours un fil qui guide vers la sortie.