Par Frédéric Bas

Eyes wide shut est un film qui possède. Le regard est happé, pris dans une exigence qui lui interdit la fuite. Il s’agit de voir et de s’en vouloir ensuite ; car l’expérience du regard est indissociable du trauma qu’il déclenche. Jamais le récit ne laisse en paix. Toujours il bouscule, et si, pour faire diversion, vous vous avisez de détourner la tête, de chercher, dans la salle, les yeux grands ouverts, d'autres qui regardent, vous verrez vite que ce répit n’est qu’un leurre. Déjà, vous souffrez du même tourment que William Hartford, le héros perdu du dernier film de Stanley Kubrick. Déjà vous vous demandez : "Qu’est-ce que j’ai vu ?". Et puis, bientôt : "qu’est-ce que j’ai provoqué ?". Comme dit Homère : Les hommes ne font la guerre que pour pouvoir en faire des poèmes. De William Hartford, on se dit parfois qu’il fait tout ce chemin seulement pour dire à sa femme : "Je vais tout te raconter". Bonne et bouleversante leçon de cinéma : il faut se travailler pour parvenir à raconter une histoire. Pastichant Hitchcock et substituant "raconter" à "tuer quelqu’un", on pourrait dire que cela prend du temps et que c’est douloureux. Eyes wide shut est de ces rares films qui réalise la communion entre le sort du personnage et celui du spectateur. De ce transfert, on ne sort pas indemne ; mais ce cauchemar qui nous reste vaut les rêves sucrés et mièvres des jours heureux.

S’il fallait situer ce dernier opus kubrickien dans une géographie de cinéma, on pourrait le rapprocher de certains "films malades" d’Hitchcock justement. Vertigo surtout, dont il possède le pouvoir secret d’envoûtement et cette structure en deux temps qui partage le destin du personnage central entre un avant et un après. Hartford / Tom Cruise est un frère de Scottie / James Stewart. Ils ont en commun de prendre à cœur un récit initial dont ils ne connaissent pas l’assise réelle. Dans le film d’Hitchcock, quand le mari de Madeleine fait à Scottie le portrait de sa femme en possédée, aucune preuve matérielle n’atteste la véracité de ses dires. C’est l’enquête-filature, le regard de Stewart sur Kim Novak qui va créer une Madeleine malade et à sauver. La réalité, ignorée par Scottie, est une sombre duperie. De même, dans Eyes wide shut, la relation adultérine d’Alice, la femme de William, avec le marin, est largement imaginaire. La séquence où Alice avoue sa "mauvaise pensée" d’hier baigne dans une atmosphère fantastique anticipant la production fantasmatique à venir de Cruise : la diction de Nicole Kidman, renforcée par le fait qu’elle fume un joint, rend presque caricatural l’argumentaire raisonnable du mari. Comme si, déjà, il se parlait à lui-même. C’est à ce moment précis qu’il entre dans une expérience intérieure où le vrai n’existera jamais plus que dans la perception fantasmée. Comme Scottie, Hartford voit, mais les yeux fermés.

Lire la suite sur : http://www.chronicart.com/cinema/eyes-wide-shut/
Chro
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Chro : Top 10 Cinéma 1997-2007

Créée

le 7 avr. 2014

Critique lue 375 fois

1 j'aime

Chro

Écrit par

Critique lue 375 fois

1

D'autres avis sur Eyes Wide Shut

Eyes Wide Shut
SanFelice
10

Bill Harford ou l'anti-Fidelio

Un simple mot griffonné sur un papier. Le mot de passe pour entrer dans une soirée particulière. Fidélio. Pour un amateur de musique classique, ce mot, titre de l'unique opéra de Beethoven, n'est pas...

le 21 déc. 2013

197 j'aime

15

Eyes Wide Shut
Sergent_Pepper
9

La fin de l’innocence.

Aborder Eyes wide shut ne se fait pas avec innocence. A l’époque de sa sortie, c’était le film le plus attendu depuis quelques années, chant du cygne d’un réalisateur majeur, fruit d’une gestation...

le 10 juil. 2014

188 j'aime

28

Eyes Wide Shut
Cmd
9

Critique de Eyes Wide Shut par Cmd

J'ai du mal à saisir comment ce film peut avoir une telle moyenne. Que Torpenn lui mette 3, pourquoi pas, c'est dans ses habitudes de marquer le pas, la sanction et le coup de fouet, mais quand je...

Par

le 3 sept. 2013

98 j'aime

7

Du même critique

Les Sims 4
Chro
4

Triste régression

Par Yann François « Sacrifice » (« sacrilège » diraient certains) pourrait qualifier la première impression devant ces Sims 4. Après un troisième épisode gouverné par le fantasme du monde ouvert et...

Par

le 10 sept. 2014

43 j'aime

8

Il est de retour
Chro
5

Hitler découvre la modernité.

Par Ludovic Barbiéri A l’unanimité, le jury du grand prix de la meilleure couverture, composé de designers chevronnés, d’une poignée de lecteurs imaginaires et de l’auteur de ces lignes, décerne sa...

Par

le 10 juin 2014

42 j'aime

Ultraviolence
Chro
3

Comme une parodie d’une BO de Lynch, interprétée par une godiche lobotomisée.

Par Tom Gagnaire Chez Lana Del Rey, tout semble tellement fake qu'on peine à croire à la sincérité de la demoiselle dans cette tentative risible de vouloir faire un disque plus abrasif, rauque et...

Par

le 26 juin 2014

31 j'aime

29