Eyes Wide Shut par TheScreenAddict
L'œuvre de Stanley Kubrick est une démonstration virtuose de techniques cinématographiques. Sa forte personnalité domine tous ses films, eux-mêmes porteurs d'une vision apparemment déshumanisée du monde. Eyes Wide Shut, son dernier long-métrage, apparaît comme un cas unique, de facture plus modeste, à la maîtrise formelle plus discrète, mais n'occultant en rien l'investissement viscéral du cinéaste. À la vision du film, on constate toutefois comme un effacement de Kubrick, chose assez étrange pour être signalée. L'inachèvement de l'œuvre ne privant pas l'auteur de sa paternité, on peut se demander s'il s'agit, au contraire, de son film le plus vrai, le plus sincère. À l'image de l'oxymore de son titre, Eyes Wide Shut est double, à la fois le plus éloigné des codes kubrickiens et le plus proche d'une pensée que Kubrick semblait avoir jusque là déguisée. Une pensée qu'il dévoile et nous lègue enfin. Mais jusqu'où peut-on parler de film-testament ?
La grande maîtrise technique de Eyes Wide Shut est indéniable : travellings fantomatiques à la steadycam, photographie extrêmement travaillée pour donner aux images une atmosphère surnaturelle, reconstitution en studios de quartiers entiers de New-York, raccords parfaits, souci maniaque du détail... Seulement, cette maîtrise se fait moins perceptible, elle est plus discrète. Les moyens techniques mis en œuvre sont mis au service d'un film moins visuellement audacieux que les précédents. Dépourvu d'expérimentations visuelles novatrices, Eyes Wide Shut peut être considéré comme le film le plus classique de Kubrick, lequel semble se contenter de raconter une crise sentimentale pendant le Noël d'un couple de bourgeois new-yorkais (Tom Cruise et Nicole Kidman, stupéfiants de sincérité). Formellement, on nage dans la plus effrayante des banalités.
Mais c'est sur le fond que Kubrick surprend le plus, avec un film moins directement pessimiste que les autres. La dimension tragique commune à ses précédents opus (Spartacus, Lolita, Barry Lyndon, Shining...) se voit ici atténuée, malgré d'évidentes manifestations de la mort (le père de Marion, la prostituée atteinte du Sida). Kubrick laisse planer un espoir nouveau. En dépit de tous leurs travers et de leurs fautes, il laisse la vie sauve au couple Alice / Bill, ou plutôt, il leur offre la chance d'être en vie (le fameux message intradiégétique « Lucky to be alive » sur le journal que lit le personnage campé par Tom Cruise). Abandonnant son perfectionnisme tyrannique habituel (plusieurs centaines de prises pour un seul plan de Shining avec Shelley Duvall), Kubrick s'efface ici derrière ses personnages, il les laisse échapper à son contrôle absolu, un contrôle qui avait coûté cher à Barry Lyndon ou Humbert Humbert. Nouveauté de taille, en effet, sur le tournage de Eyes Wide Shut : la grande liberté d'interprétation laissée à Cruise et à Kidman. À l'écran, le jeu paraît évidemment plus naturel.
Cependant, si Kubrick lâche prise, son dernier film se révèle paradoxalement comme le plus personnel de tous. Dans son relâchement, le cinéaste se montre plus vrai. C'est donc à un faux paradoxe que nous avons affaire. Ou plutôt un paradoxe de surface. Plus profondément, on comprend que Eyes Wide Shut a permis à son auteur de s'abandonner à un cinéma tel qu'il l'avait toujours souhaité : un cinéma libéré, affranchi de toute contrainte autre qu'artistique. En cela, Eyes Wide Shut est son film le plus personnel, au sens où il est le plus emblématique de sa vision du cinéma. En somme, un refus total du kitsch, ici symbolisé par le sapin de Noël. À travers Bill éteignant les guirlandes lumineuses, c'est le réalisateur qui tue le kitsch à l'écran.
Film le plus personnel de son auteur, Eyes Wide Shut l'est également dans la mesure où Kubrick l'a totalement assumé, contrairement à sa première œuvre, Fear and Desire (1953), qu'il jugeait techniquement ratée. Bien avant sa sortie en salle, il considérait déjà Eyes Wide Shut comme son meilleur film, son chef-d'œuvre absolu, loin devant tous les autres. D'où son implication viscérale dans le projet. Faire ce film était pour lui une véritable nécessité : montrer une dernière chose, avant de partir.
Eyes Wide Shut est donc l'aboutissement de son œuvre. Treize films. Treize prises de risques pour révolutionner le cinéma. Sur près de cinq décennies, une quête de schémas narratifs inédits, de trouvailles visuelles géniales. Malgré sa facture plus modeste, peut-être faut-il considérer Eyes Wide Shut comme une ultime prise de risque, particulière au sens où elle concerne directement son auteur, qui se dévoile et se met en danger pour la première fois. Un film-sacrifice. Le tragique est bien là, mais il ne concerne plus que l'artiste en personne. S'il est toujours délicat de parler de film-testament, sans aller jusqu'à dire que Kubrick avait prophétisé sa propre disparition, on peut tout de même déceler quelques indices liés à la mort de l'artiste et de la figure du père : la mort du père de Marion ; Ziegler, incarnation paternelle porteuse de mort... Symboliquement, Kubrick fait mourir les pères, il se laisse mourir à travers eux. Eyes Wide Shut serait son film-testament au sens où il s'agit de l'aboutissement d'une œuvre inspiratrice pour les futures générations de cinéastes. Kubrick laisse sa place.
C'est la dernière étape d'une quête cinématographique, celle de l'humain. En véritable poète, Kubrick l'a cherché toute sa vie, du cosmos de 2001 : L'Odyssée de l'espace, à la barbarie d'Orange Mécanique, en passant par le mal dans Shining ou Full Metal Jacket. Avec Eyes Wide Shut, il en aperçoit la vérité, dans toute sa nudité et sa simplicité. Éclat furtif d'un corps de femme, la matrice dévoilée, offerte, enfin visible. Voir enfin... et mourir. Toute quête de vérité, quand elle est accomplie, s'achève dans la mort. La figure du poète, incarnée par le pianiste Nick Nightingale, trouve une métaphore très visuelle à travers celle du rossignol (« nightingale » signifie « rossignol » en anglais). Le pianiste disparaît littéralement du film. Lui, le guide, le tentateur, le révélateur de vérités cachées, est frappé par une mort symbolique.
Plus simplement, Eyes Wide shut représente l'aboutissement de la vie d'un homme qui a entr'aperçu la vérité sur sa condition, la seule vérité indéniable et universelle : la mort est le lot de tout être humain. Le film est une réponse aux angoisses existentielles de Kubrick, le plus important de toute son œuvre car il lui permet de voir la mort en face, sans plus se jouer d'elle (insouciance de Lolita, cynisme de Dr Folamour, folie d'Orange Mécanique). Le cinéaste laisse à ses fidèles quelques paroles de vie, disséminées au gré du film : quelques mots furtifs sur une couverture de journal (« Lucky to be alive ») ou bien le mot de la fin, celui d'une femme éprise de la vie : le « Fuck » d'Alice nous pousse crument à accepter l'existence telle qu'elle est, remplie de peurs et de désirs, à en jouir avant la fin qui nous attend. La dernière parole de Kubrick révèle un profond amour de la vie, qu'il avait jusque là masqué.
Dès son titre, Eyes Wide Shut est un film pétri d'ambiguïtés, à la fois mise en crise par Kubrick de ses propres codes et son œuvre la plus sincère, la plus intime. Comme si toute sa filmographie tendait vers la révélation de Eyes Wide Shut. L'aboutissement d'une quête avide et forcenée de l'humain. Contrairement à l'Alex d'Orange Mécanique, à qui l'on ouvre les yeux de force, qu'on oblige à voir, Kubrick nous invite à fermer les yeux pour chercher une vérité intérieure, qui n'est qu'au fond de nous-mêmes. Invitation à la sincérité : quitter le château des bals masqués, le royaume des illusions et de l'hypocrisie. Invitation à un cinéma pur, où l'image nue ne serait que beauté, comme ce corps d'actrice, celui de Nicole Kidman, donné à voir, sans artifice, pour le seul plaisir de l'œil. Plus qu'un testament, Eyes Wide Shut est un manifeste du cinéma.