Après le choc expérimental Shadows et une tentative catastrophique d’intégrer les studios avec deux films, Cassavetes se donne les moyens de mettre en œuvre le cinéma qui lui convient. Avec pour tout budget la volonté de fer de ses comédiens techniciens, pour décor sa propre maison dont le garage deviendra une salle de montage, le metteur en scène entame un tournage nocturne de 6 mois dont émergeront 150 heures de rush et 6 mois de montage.
Contrairement à Shadows et en dépit des apparences, Faces ne laisse pas la place à l’improvisation. Très écrit, le récit ressemble au futur Coup de Cœur de Coppola, à savoir la mise à l’épreuve, une nuit durant, d’un couple qui expérimente de chaque côté l’infidélité et la possible décomposition de tous les repères construits au fil de 14 années de mariage. Dislocation, destruction, récupération sont les scansions de cette folle échappée, dont personne ne sortira indemne.
Désaccords des corps à corps.
De ce tournage frénétique, Cassavetes ne garde que les situations les plus cathartiques. Ses ouvertures de film si particulières, in medias res, nous plongent au cœur d’une situation qui préexistait et dont a tout à apprendre, sans mise en condition. Le film est construit sur ce modèle, et nous rend témoin d’individus avant tout réduits à des silhouettes qui se désarticulent, pantins que l’adversité met à terre sous l’effet de l’alcool, de la danse ou de l’hystérie. Baisers violents, gifles, empoignades, brusques revirements rythmes des échanges épuisés par la veille et l’embarras de conversations qui ne mènent à rien.
Dans cette frénésie, la caméra immersive se fraie un chemin inédit jusqu’alors, fouille les regards et les échanges pour en révéler les failles, exacerber les dérapages et les humiliations. Cette prise directe et brute qui porte la marque du documentaire laisse supposer un temps à une improvisation qu’on aurait saisie sur le vif. Mais le génie du montage, la multiplicité des prises des vues, les raccords violents sur un même corps à corps attestent au contraire d’un travail formel extrême qui magnifie la véracité de la situation tout en gommant le plus possible toute trace d’esthétisme.
“What the hell are we talking about ?”
Une première version du film aujourd’hui perdue du film durait 4 heures. Les 2h10 qu’il dure aujourd’hui sont déjà d’une densité impressionnante, d’autant que la trame narrative tiendrait en un court métrage. C’est là le parti pris de Cassavetes, qui se poursuivra sur ses films suivants, que de dilater à l’extrême des situations matricielles pour en faire surgir tout le potentiel dramatique. Passant de la cordialité à l’animosité en une phrase, captant comme le feront plus tard Pialat ou Kechiche les tensions et la complicité des interlocuteurs.
Sans musique, si ce n’est dans la fabuleuse scène de danse du club, les échanges attestent d’une impuissance totale à échanger et construire du sens. Langage phatique, chansons, comptines et blagues prennent donc naturellement le relai, et l’embarras de cet aveu d’échec innerve les consciences jusqu’à l’implosion et la prise du pouvoir par les corps. On a rarement vu cette escalade aussi bien traitée, portée par des comédiens d’exception, dévoués corps et âme à cette valse malade dont l’authenticité frappe à l’estomac.
Hébétés, les personnages et les spectateurs découvrent le matin poindre sur cette nuit de massacre. C’est un plan magnifique de la fuite de l’amant par la fenêtre, sautant du toit et dévalant un talus dans une profondeur de champ vertigineuse, ou cette même oblique d’un escalier sur lequel le couple se retrouve, se croise et reprend le chemin du domicile conjugal.
Bribes de lumière, temps suspendu : nous en avons trop vu pour considérer ces instants comme un répit. Nous avons perdu avec les personnages la candeur d’un regard jusqu’alors en vigueur dans le cinéma et que Cassavetes a dessillé.
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