Troisième film de Jacques BECKER sorti dans les salles en 1945, Falbalas prend la forme d'une plongée ethnographique matinée d'onirisme. L'œuvre joue en effet sur deux tableaux, deux thèmes, intrinsèquement liés : la narration aux reflets documentaires du milieu de la haute couture parisienne par le biais du microcosme d'un atelier ; et l'amour fou entre Philippe Clarence (Raymond ROULEAU), le créateur dirigeant cette maison de couture, et Micheline (très belle Micheline PRESLE), jeune fiancée de son meilleur ami.

Falbalas est un long flash-back dont l'issue tragique nous est révélée dès les premières minutes par une séquence qui restera néanmoins mystérieuse jusqu'à la fin. Ainsi, tout l'intérêt sera pour nous de suivre l'évolution de cet artiste, ce désinvolte bourreau des cœurs touché pour la première fois par le sentiment amoureux. Raymond ROULEAU est fascinant dans ce rôle, il exprime parfaitement la dualité de cet homme en représentation permanente, jouant la comédie de l'amour à des femmes dont il n'a que faire et se laissant prendre à son propre jeu. Il trouve en Micheline la renaissance, l'inspiration dont son travail de créateur a besoin. Elle représente pour lui un idéal, une perfection qui finira par l'obséder, le hantera jusqu'à lui faire perdre toute notion de réalité. En témoignent les sublimes gros plans du visage de la jeune femme qui lui confèrent une aura presque divine. Micheline, objet de désir et d'interdit à la fois, sera souvent vue comme par le prisme du regard de Philippe, l'érigeant en icone, en absolu, rien après elle ne lui semblera digne d'intérêt. On remarque par ailleurs une flagrante ressemblance entre Micheline et le mannequin de cire trônant dans l'atelier de l'artiste, beauté à la fois figée et étonnamment vivante. Parallèlement, les êtres humains – et surtout Micheline - semblent parfois comme transformés en pantins, en figures de cire dont le mouvement est induit par les autres personnages. Malgré le rythme vif de la mise en scène et du découpage, ils apparaissent comme figés dans la dynamique de l'amour empêché. Mais les trois protagonistes ne sont pas les seuls à être quelque peu déshumanisés, cela est encore plus flagrant en ce qui concerne les mannequins du défilé qui sont traités sans ménagement, comme de vulgaires porte-manteaux. Le créateur dira d'ailleurs que « le corps de la femme, c'est l'âme de la robe », mettant en valeur les apparences avec une certaine ambiguïté. Falbalas s'attache à raconter ce milieu si particulier de la haute couture. BECKER – qui a été imprégné de cet univers, sa mère y travaillant – nous en donne à voir les rouages, la hiérarchie et la cruauté. La figure de l'artiste y est – non sans quelques clichés – développée en la personne de Philippe dont le travail évolue en fonction de sa vie personnelle, la limite entre travail et affect étant très mince. La rencontre avec Micheline se fait dans un appartement vide en travaux, prévu pour accueillir les futurs mariés. Pris dans un jeu à la fois malicieux et malsain, Philippe entraine la jeune femme à sa suite pour dessiner dans l'appartement les contours d'une vie conjugale illusoire. De la même façon, il redessine toute sa collection, repart à zéro sous l'influence de cette beauté qui commence à le hanter. Cet envahissement d'un amour impossible menant vers la folie rejoint de façon surprenante l'idée portée par le tout nouveau film du réalisateur portugais Manoel de OLIVEIRA, L'étrange Affaire Angélica dans lequel Isaac, jeune photographe, tombe amoureux d'une jeune fille dont il a dû faire le portrait mortuaire. Amour doublement interdit puisqu'en plus d'être morte, Angélica est mariée. Tout comme le Philippe de Falbalas, cette figure féminine à la beauté irréelle le hantera jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la folie.

Falbalas est mis en scène avec une simplicité et une clarté qui n'empêchent pas à BECKER de créer la surprise et l'émotion artistique dans des scènes originales et maîtrisées telles que la découverte du cadavre du créateur par les « petites mains », vues une par une en plongée qui installent dès les premières minutes un malaise, une certaine fascination morbide ; ou encore, au début du film, la descente en ascenseur de Philippe durant laquelle la caméra filme en un travelling vertical l'espace vide qui le sépare de Daniel et leur dialogue qui brise le silence. Ainsi, en ayant quitté les personnages, la caméra se place dans un entre-deux métaphorique, séparation entre les deux hommes personnifiée ensuite par Micheline qui apparait à la vue de Philippe derrière la grille, comme hors de portée, et avec qui il remontera dans l'ascenseur, pris au jeu du marivaudage et entamant sans le savoir une ascension vers la lumière – lumière de la création et de l'amour, mais aussi de la mort. Enfin, la scène finale se détache, apogée de folie et de tristesse où Philippe est submergé par l'émotion et la douleur, piégé derrière deux portes, symbole de sa dualité. Les plans se font d'un onirisme presque buñuelien : une ombre, magnifique, témoigne du dernier recours de ce personnage tourmenté qui n'est plus que le double de lui-même. Enlaçant le mannequin de cire vêtu de la robe de mariée conçue pour Micheline, il se jette dans le vide. La boucle est bouclée, la robe, prétexte du début de leur relation, le suivra jusqu'à la mort, et la séquence du début se répète, prenant pour le spectateur une valeur poignante et sombre.

Falbalas est un film inclassable qui oscille entre humour et gravité à chaque instant, la légèreté du début est inséparable de la noirceur qui s'y amorce. Le personnage de l'artiste, bien qu'apparaissant comme un collectionneur de conquête sans vergogne, brutal et ambivalent, nous est rendu sympathique et profondément humain, victime d'un amour dévorant qu'il ne contrôle plus. Sa solitude et sa fragilité nous apparait alors et tout manichéisme est subtilement évité. Aussi, Falbalas est-elle une œuvre riche par la multiplicité des thèmes auxquels elle s'attache qui gagne en intensité grâce aux envolées lyriques de mise-en-scène qui jalonnent le parcours du film.
Elenore
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le 23 mars 2011

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