Baudelaire disait que la danse, « c'est la poésie avec des bras et des jambes, c'est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement ». Darren ARONOFSKY semble mettre cette idée en images dans Black Swan, thriller horrifique exalté sur l'obsession de la perfection et la perte de contrôle psychotique d'une jeune danseuse.
Comme dans son précédent film, The Wrestler, le cinéaste s'attache à un être qui, pour se révéler à l'apogée de son art, doit en passer par la souffrance, le sacrifice ultime. Ici, Nina, étoile fragile et solitaire dédiée corps et âme à la danse, est choisie pour interpréter le rôle principal ambivalent du Lac des Cygnes. Mais elle devra, pour atteindre la perfection, maîtriser cette composition à double tranchant, et notamment sa face sombre. Avec le cygne noir, quelque chose se réveille en elle. L'aliénation de la quête de perfection et de maîtrise totale – et l'autodestruction qui en découle – explose et nourrit sa part schizophrène. Les limites entre le fantasme cauchemardesque et le réel s'estompent pour laisser s'exprimer la subjectivité du personnage. D'ailleurs, la première séquence de Black Swan est un rêve dansant et angoissé inaugurant l'importance et le pouvoir pris par l'inconscient tout au long de l'œuvre. Natalie PORTMAN est époustouflante dans ce rôle de jeune femme exténuée et passionnée. Son corps tout entier semble transcendé par la danse, la douleur et les angoisses qui l'accablent. Ses sensations physiques sont comme transmises au spectateur qui, à grand renfort d'efficaces gros plans sur cette insoutenable dégradation du corps, en vient à éprouver la crudité de la violence. Ce jeu sur l'âpreté de la matière, sur la peau, la chair et le rapport au corps conflictuel est souligné par un traitement particulier de la bande son qui va bien au-delà du leitmotiv de l'œuvre de TCHAIKOVSKY librement remaniée. La caméra, à l'épaule, s'insère tout naturellement au sein des chorégraphies et accompagne les mouvements avec une grande fluidité, elle les embellit tout en insistant sur l'effort déployé, la souffrance que les artifices poudrés de la danse classique font tout pour cacher. Ainsi, beauté et brutalité s'entrechoquent, poussés aux extrêmes, dans un mouvement incessant et somptueux.
Darren ARONOFSKY rend omniprésent le motif du miroir, du reflet, qu'il utilise avec une grande précision. La schizophrénie est le point central de Black Swan, mais les dualités sont multiples. Tout d'abord, Nina s'efface, perd son identité, au profit de la danse, de sa qualité de danseuse, puis, peu à peu, c'est en cygne noir qu'elle se transforme de façon très physique, balayée par sa trop forte identification au rôle. De plus, elle est obsédée par son double « maléfique » qui pourrait être Lily – sa rivale, objet d'attraction autant que de répulsion – mais qui n'est en fait qu'elle-même. Source d'angoisse, les apparitions fugaces de ces « visages fantômes » hallucinés contribuent à la confusion et au malaise qu'inspire le film. Les personnages de Beth (Winona RYDER) – la danseuse étoile devenue « trop âgée » - et d'Erica (Barbara HERSHEY) – la mère de Nina, ancienne danseuse – fonctionnent également ensemble, figures emplies d'amertume et de jalousie soumises au vieillissement et à la mort de la beauté. Nina a littéralement pris leur place sous les projecteurs et son arrivée a sonné le glas de leur carrière. Ces personnages secondaires – ainsi que le chorégraphe interprété par Vincent CASSEL – sont envisagés avec subtilité, ni cygnes blanc, ni cygnes noir, profondément humains et motivés par des forces dramatiques évidentes. Le milieu du ballet nous est ainsi montré dans toute sa cruauté et ses obsessions, jusqu'à l'étouffement.
La fin du film est le point d'orgue de cette mécanique fantastique et terrible qu'à mis en place ARONOFSKY : la danse et la vie se mêlent, ne font plus qu'un, et absorbent la petite ballerine jusqu'à l'accomplissement de la tragédie. Comme si seule la mort non simulée garantissait la perfection tant recherchée. On retrouve ici quelques ressemblances non dissimulées avec Les Chaussons Rouges de Michael POWELL et Emeric PRESSBURGER où l'héroïne, Vicky, poussé par son chorégraphe, s'identifie tellement à son personnage qu'elle y sacrifie sa vie.
Black Swan est une spirale horrifique d'une extrême âpreté qui entraîne et attire irrémédiablement. Nous ressentons simultanément de l'émerveillement face aux images et à la musique somptueuse et de la répulsion très physique quant à la violence faite au corps. Malgré le malaise constant, il est difficile de détourner le regard de ce qui apparait comme une prouesse de scénario et de mise en scène. Un film d'une virtuosité rare à voir absolument, quitte à y laisser des plumes...
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