Réalisé par Ken Loach à ses débuts, deux ans après la révélation via Kes, Family Life est peut-être son film le plus important et populaire. C'est le remake d'une pièce pour la BBC (In two minds en 1967), dirigée par Loach et écrite par David Mercer, aux mêmes postes dans les deux cas. Sorti en 1971, il fait écho à deux tendances lourdes de son époque : la déferlante libertaire et l'anti-psychiatrie. Si le film n'est pas 'positivement' libertaire (sauf par bribes : justement ces élans sont impuissants et immatures – les oppressés sont submergés et dans le brouillard), il en a en tout cas l'aspect critique, portant ses coups contre les deux bras droits de l'aliénation : la famille (l'option nucléaire, puritaine et répressive, en tout cas) et les organisations assermentées, par l’État et les corporations respectables. À l'instar de Vol au-dessus d'un nid de coucou (1975, Forman), Family Life expose les ravages des traitements en HP. Le mouvement antipsychiatrique anglais mené par David Cooper et Aaron Esterson trouve ici son illustration la plus remarquable.
Loach a quasiment mis au point le 'néo-réalisme' à l'anglaise, Raining Stones ou Sweet Sixteen en seront encore la démonstration en 1993 et 2002. Family Life souscrit moins à cette tendance, s'approchant plutôt du documentaire, présentant avec froideur et scrupules les pratiques de la psychiatrie traditionnelle et des agences gouvernementales (Ladybird en 1994 s'attaquera aux services sociaux s'ingérant dans les familles). La schizophrénie (ou au moins son aggravation rapide) apparaît comme la conséquence de situations absurdes. Elle pourrait aussi bien être l'étiquette collée sur un cas effectivement désespéré, à force d'être traité comme tel. Elle n'est peut-être qu'une façon de nommer la solitude et la détresse toujours plus profondes d'une fille s'enfonçant dans un chaos intérieur, un pseudo-néant insoluble, à force de vivre dans des ténèbres en plein jour, de composer avec de criantes injustices et des non-sens obscènes. La pathologie mentale a bon dos. Janice est plongée dans l'ambivalence (justement une notion-clé de la schizophrénie), renforcée dans ses troubles : elle hait ses persécuteurs, mais elle s'estime fautive ; elle prétend nier ses envies et se présente comme mauvaise, parfois se révolte vainement.
Elle va échouer et être réprimée quoiqu'il arrive. Elle finit donc par tenter d'exister malgré cette donne, forcée de reconnaître son emprise, mais elle ne sera jamais assez éteinte pour y avoir sa place. Il y a au moins autant de situations schizophréniques que de schizophrènes, dit Family Life. Ceux qui ont conduit à cette situation, sans être déresponsabilisés, ni excusés ou accusés, sont présentés comme les pions d'une espèce de tragédie morose et banale. La part de terreur y est comme anesthésiée et devient le ferment de la désolation. Sans manichéisme, le point de vue est difficile à définir ; empathique ou distant ? On dirait un peu les films sentimentaux de Mulligan (comme Un été 42, mais aussi L'Autre) en radicalement détaché. Il s'abstient en tout cas de toute envolée ou de parti-pris au sujet de ses personnages. La mère est conformiste, bienveillante, autonome mais complexée et mentalement colonisée. Elle se montre rigide mais positive envers sa fille, mais ses blocages lui interdisent toute réceptivité ; son activité est raisonnable et vigilante, mais butée ; donc condamnée à être insipide voire régressive. Le père est dépassé, répressif à l'occasion, acerbe régulièrement ; toujours un peu, quelquefois très fort. Il rabaisse Janice, lui hurle dessus, lui fait porter le poids de ses propres impuissances.
Les deux parents soutiennent des cercles vicieux ; Loach montre un couple de la classe moyenne, reproduisant des logiques coercitives sans voir d'alternatives ni croire au salut hors des règles sociales. Le logiciel de madame est assez réactionnaire mais en vertu de sa foi dans l'autorité, elle s'en remet facilement aux autorités même quand elles ont des atours neufs ou audacieux. Naturellement ils se tournent vers le thérapeute en blouse blanche, c'est-à-dire l'autorité supérieure et le sauveur. Or il n'est là que pour recycler ; il vient en bout de chaîne consulter les restes, joue avec les morceaux, les met en branle pour nourrir ses propres entreprises. Janice est devenu le cobaye de ceux qui se moquaient de ses problèmes véritables et donc de leur source (relationnelle) ; on en fait une folle, comme on s'assure du succès d'une prophétie branlante. Dans les derniers plans, elle est un sujet d'étude à l'université : le professeur présente un exemple vivant de la schizophrénie. Il faut dire qu'il a bien travaillé, restitué tous les concepts de son école et mis en pratique les plans abjects de ses maîtres (ou de ses propres inspirations s'il est doué). Le prestige et le pouvoir ne suffisent pas si on éprouve personne ! Il faut sûrement reconnaître à cet homme éclairé le mérite de jouer au tortionnaire civilisé, l'opportunité de sacrifier des vies sur l'autel de quelques rentes 'conceptuelles' ou autres vaches sacrées !
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