Fanny et Alexandre fut le dernier long-métrage d'Ingmar Bergman à sortir en salle (dans une version raccourcie de 188 minutes) : film testament s'il en est, il est aussi la preuve que Bergman était un cinéaste capable de convoquer une hétérogénéité de thèmes par à-coups, en brodant, reliant, tissant ici-et-là, une tapisserie-cinématographique devenant par le même temps une synthèse de son œuvre entière. Peut-être bien la fresque de sa vie. Je pense à cette séquence marquante où, le jeune Alexandre, recueilli chez un ami de la famille – Isaak Jacobi, vieux juif inspiré par un antiquaire rejailli de l'enfance de Bergman lui-même – se perd dans les couloirs labyrinthiques de la demeure avant de se retrouver à demi-endormi dans ce qui semble être l'arrière-chambre du petit théâtre de marionnettes du neveu, Aron.
Le film, filmé pour la plupart à hauteur d'enfant, pourrait être à lui seul signifier par ces quelques minutes terrifiantes où le petit garçon, « [qui] connaî[t] les fantômes », croit rencontrer Dieu, en qui il ne croit plus, persuadé par une culpabilité toute juvénile que ce-dernier se présente à lui pour lui prouver son tort : la clé de la porte semble d'abord tourner d'elle-même dans sa serrure, topos essentiel du film d'épouvante. Mais c'est Dieu qui s'annonce à Alexandre, tapis en hors-champ – celui du cadre, mais aussi celui-de la pièce (il se cache littéralement derrière la porte) – tout juste suggéré, par effet de synecdoque, par les quelques doigts qui s'agrippent à sa tranche et par un murmure grave venant rompre le silence nocturne : après tout, « nul ne peut voir le visage de Dieu », et Alexandre de demander « Ne peux-tu pas sortir ? » et de se voir répondre « Veux-tu que je me montre ? Tu me verras, je sors. » avant que ne s'embranlent les marionnettes dans un fracas étourdissant.
Ce qui ne devrait être qu'un terrain de jeu est soudainement subverti en réceptacle à cauchemars par le regard de l'enfant, trompé, comme le spectateur du fait de la polarisation-personnage, par ce qui n'est pas dévoilé par la caméra : le Dieu qui s'avance et s'écroule n'est qu'une marionnette dont Aron tire les ficelles avant de surgir des coulisses, devenant par l'analogie sous-textuelle de la scène une espèce de Dieu lui-même au pouvoir de création tout-puissant – dans la Bible, Aron est l'interprète de Moïse, s'attirant les foudres de Dieu pour avoir crée une idole à son effigie –; permettant par là-même à Bergman d'ouvrir une dimension à la fois autobiographique et quasi-réfléxive, latente dans l'entièreté du film (voir les nombreuses scènes de théâtre ou de lanterne magique, qui fascinent Alexandre). S'il est un film sur l'enfance, Fanny et Alexandre traite également de la foi et de la désillusion du passage à la maturité : quand les rouages de ce que l'on tenait pour vrai se révèlent à nous, découvrant un système de vérités embellies de mensonges, indissociables les un des autres - « nous mentons pour en tirer profit ». Fanny et Alexandre est ainsi hanté par des figures platoniciennes faisant office d'obstacles à l'accomplissement de notre héros, comme s'il eut été lui-même enfermé dans la caverne, comprenant progressivement que les ombres projetées sur les murs ne sont que des artifices illusoires. C'est que la fuite dans la fiction ne dure jamais longtemps. Ou comment cette-dernière et, substantiellement, le mensonge – l'obsession maladive du beau-père pour la « vérité » fera traverser à Alexandre une série de supplices traumatiques – permettent d'échapper aux violences de la vie, de diriger et de faire sens.