Après avoir saisi trois des plus grandes figures historiques du XXème siècle dans leurs inévitables chutes, Sokourov s'attaque à un mythe pour conclure sa « tétralogie du pouvoir » et plus de douze ans de travail. Mais quand Hitler Lénine et Hirohito devaient céder ce pouvoir, rattrapés par une humaine condition, Faust semble à l'inverse porter sur la conquête de ce dernier. Dès lors l'adaptation de l’œuvre de Goethe prendrait ainsi tout son sens, à la fois principe fondateur originel et fin de cette série de quatre films donnant à voir l'Homme condamné par sa soif de puissance sans autre chemin possible malgré l'expérience des maux engendrés. Comme avec ses trois précédents tyrans, Sokourov vise cette confusion intime et perturbante entre l'humain et le mythe. Avec notre savant dont l'existence semble vouée non sans humour à la quête de l'âme humaine, le réalisateur révèle aussi que cette volonté de savoir et par conséquent de pouvoir absolu est à la fois force et faiblesse.


Nous voici donc au milieu des étoiles, à la fois fenêtre vers l'infini des possibles et plafond carcéral infranchissable. Sokourov opère alors sa descente aux enfers. Au paysage verdoyant comme miroir de notre civilisation succède peu à peu l'obscurité avant la dissection folle d'un corps ou du moins ce qu'il en reste. Le spectateur est dorénavant enfermé dans cette Allemagne morbide, presque harcelé. Alors que Dieu n'est plus, que la médecine est synonyme de fabulations, c'est dans ce monde misérable au chaos apparent entre violence et nausée que nous retrouvons le docteur Faust. Ce dernier veut remettre de l'ordre à n'importe quel prix. Cette prétention à remplacer Dieu dans un monde dévitalisé à une exception près témoigne d'un orgueil évident de la part de Faust qui n'a nullement besoin du diable ici incarné par un usurier (tout un programme). Si ce dernier est difforme, sa laideur n'est pourtant en rien exceptionnelle, elle témoigne au contraire d'une harmonie disgracieuse avec le reste du monde. Méphistophélès ne fait alors qu'accompagner notre scientifique comme le reste de ces toiles mondaine, une ombre parmi les ombres. Par sa fonction comme son rôle dans la société il est conséquence de cette humanité et non cause de ses maux. C'est bien Margarete qui se révèle être véritablement une exception au sens littérale du terme tant elle est pleine de vie, source de lumière angélique dans un univers cadavérique.


Plus "explicite" mais cérébrale aussi que ses précédents films où les non dits et subtilités étaient de mise, Faust pousse dans ses derniers retranchements les tiraillements propres à la nature humaine, constamment entre deux mondes. Notre médecin est à la fois sage dans sa quête de savoir somme toute innocente mais cède à l'irrationalité et aux passions charnelles cependant. S'il n'y a pas de science sans croyance, force est de constater que la figure du savant va de paire avec le mysticisme ici. Il souhaite conquérir un cœur et un corps tout en prétendant à l'univers. Chez Sokourov on ne peut saisir le pouvoir sans s'attarder sur le corps-même du pouvoir, une puissance avant tout charnelle, vouée elle aussi à dépérir comme en témoignait l'ouverture. A l'image de la réalisation, pas de beauté sans mal, "seulement"de la complexité chez Sokourov. Y a-t-il encore la place pour le Bien dans ce bas monde ? Rien n'est moins sûr. A l'image du Diable, notre réalisateur se refuse à tout manichéisme. Film comme reflet lugubre, mais reflet pourtant si sublime.


A ce titre et il aurait sans doute fallu commencer par cela, Faust est un film d'une beauté palpable comme contemplative. En format 1.33 et avec l'aide de Bruno Delbonnel comme chef opérateur, Sokourov livre là un des films les plus beaux qui m'ait été donné de voir. Dès lors le tiraillement de Faust qui dès le début est harcelé de voix, sans cesse dans la confusion mondaine comme spirituelle s'avère être le propre de la mise en scène. Cet intramondain comme déchirement entre les extrêmes et malaise existentiel cristallise la signification de cette succession de tableaux permis là encore par le format notamment. Fasciné par le classicisme européen et plus globalement par sa culture Sokourov livre un film traumatisant de beauté où l'absence de profondeur, la déformation ainsi que la proximité des éléments permettent d'atteindre cet entre deux dans lequel le spectateur n'est jamais totalement perdu mais pas rassuré pour autant. Comme Faust nous subissons un monde, cherchons à le fuir à défaut de le maîtriser dans l'immédiat, chose possible par un savoir qui fait défaut cependant. Mais de ces difformités uniques émane une puissance visuelle fracassante. Chaque plan est alors un tableau, une composition picturale héritée aussi des précédents films de la tétralogie. Le travail des couleurs est remarquable également, prenant tout son sens tant la portée symbolique y est omnipotente. Un amour partagé pour l'art qui ne peut que forcer le respect, pas sans rappeler LVT dans son dernier film.


Mais Sokourov ne se borne pas qu'à l'image, c'est aussi et peut-être même avant tout un travail sonore ambiant, aliénant. Nul surprise à découvrir que le réalisateur se plaît à définir le son comme une « âme ». L'air dans une forêt durant une discussion sur le Bien, la respiration lors d'un échange de regards inoubliable par exemple, et l'on comprend vite que derrière la beauté des images le son constitue à lui seul un langage, une harmonie des plus angoissante. ICes sons nous en disent ainsi souvent bien plus de nos personnages jusqu'à parfois se substituer longuement au verbe de ces derniers. Faust est alors une œuvre, que dis-je, une expérience par les sens au même titre que notre protagoniste expérimente le monde de son coté. Cette expérience de l'âme passant inéluctablement par un travail de la chair et des corps, obsession de tous nos tyrans dans cette tétralogie par ailleurs, généralement à l'origine d'un isolement toujours plus grand, passage d'un monde à un autre. Le corps n'étant qu'un monde à transcender pour prétendre à un ailleurs avant l'inévitable retour au soi charnel carcéral. En se réappropriant le mythe, traitant de l'humain sans concession dans cet intramondain surnaturel sans la moindre possibilité de réponse et donc de mieux aller, Sokourov livre en définitive un film fort et beau où l'amour ne peut rien face à la soif de pouvoir. Tout pouvoir implique le divin car pouvoir c'est finalement se rendre maître, être capable de saisir toutes les possibilités mondaines.


La fin du film ne peut qu'aller dans son sens. Si Faust n'est pas une révélation comme la veloziferisch de Goethe que Sokourov illustre ici (néologisme fondé sur les mots "vitesse" et "Lucifer" comme illustration d'un futur qui sera caractérisé par la rapide fuite en avant passionnelle au détriment de la pensée qui est au contraire chose lente et mûrie), c'est alors un rappel. L'Homme se prenant pour Dieu avant de s'écrouler, redevenu simple mortel. Malgré cela il se relève et continue d'avancer pour le pire.
 "On voit Faust entamer une marche triomphale à travers le monde. Il deviendra un dictateur, un leader politique, un oligarque" dira Sokourov. Faust n'est et ne sera jamais satisfait, toujours dans l'intramondain, dans une quête perpétuelle faite de souffrance.


Sokourov semble alors rattrapé malgré lui dans sa mise en garde, cette dernière indissociable d'un pessimisme évident. Au message profondément puissant succède alors l'admirable beauté insufflée par l'artiste donnant à voir la complexité humaine dans toute sa splendide misère, marchant maladivement vers un progrès synonyme de grandeur avant que ce dernier ne devienne inéluctablement décadence.


Le cinéma de Sokourov en critiques

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le 6 avr. 2017

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Chaosmos

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