La légende de Faust - l'histoire d'un homme de science qui fait un marché avec Méphistophélès, échangeant son âme éternelle contre un ensemble d'expériences magiques, sexe et vol dans le ciel inclus - fut imprimé pour la première en Allemagne en 1587, écrit par un luthérien inconnu. Une traduction anglaise fut publié à Londres cinq années plus tard ; le tragédien et espion Christopher Marlowe l'utilisa comme base pour son Docteur Faustus, joué à Shoreditch en 1593-1594. Deux siècles plus tard, Johann Wolfgang von Goethe passa l'intégralité de sa vie active préoccupé par l'histoire : il débuta l'écriture de la première partie d'un drame versifié épique en 1773 (qui sera finalement publié en 1808 après de nombreuses révisions) et compléta la seconde partie, plus métaphysique, juste avant sa mort en 1832. La version de l'histoire d'Alexandre Sokourov, créditée comme une adaptation libre de la pièce de Goethe, prend majoritairement les personnages et incidents de la Première Partie, bien que la sombre fin offre une inversion surprenante du final transcendental de la Deuxième Partie. Sokourov veut enterrer Goethe, et non en faire l'éloge.

Dans les faits, Sokourov a tiré l'histoire hors de son contexte morale originel et l'a posé d'un contexte hautement originel de son côté : Faust, affirme-t-il, est le point culminant de sa "Tétralogie du Pouvoir" - signifiant qu'il a des connections inexpliquées avec ses trois films sur les tyrans du 20e siècle : Moloch (1999, sur Hitler), Taurus (2001, sur Lénine) et Le Soleil (2005, sur Hirohito). Sans surprise, cette déclaration n'a provoqué que la confusion depuis le triomphe l'an dernier du film au Festival de Venise. Faust ne ressemble et ne sonne en rien aux trois précédents films, et il n'y a aucune évidence faustienne chez Hitler, Lénine ou Hirohito. Le refus jovial de Sokourov à toute demande de clarification de sa pensée défie le spectacteur à la résolution d'une énigme ; il semble cependant peu probable que beaucoup trouveront l'énergie ou la volonté de s'attaquer au mystère de Sokourov-le-maître-des-énigmes, mais ce qui suit représente mon essai pour démêler ce qui passe par ici.

La chose la plus immédiatement frappante dans ce Faust est la suppression par Sokourov de la dynamique qui alimente la plupart des versions de l'histoire : le débat goguenard entre Faust et le Diable. Goethe était heureux de reconnaître ces personnages et leur duel philosophique comme des aspects de lui (comme il le dit à Johann Peter Eckermann dans les Conversations de Goethe), et quasiment tous les artistes et commentateurs ont vu de même l'affrontement entre une mélancolie ascétique et un cynisme mondain comme noyau du mythe. Sokourov réécrit Faust comme un matérialiste passionné et quelque peu sadique en proie à des problèmes d'argent, et Méphistophélès comme l'apparente réponse à ses soucis : un usurier.

Il serait facile, comme certains l'ont fait, de voir dans le remodelage du Diable comme un prêteur sur gages nommé Muller un relent de réflexe antisémite russe, mais Sokourov a évidemment quelque chose de plus primaire en tête : Muller, tel qu'interprété par le performer Anton Adasinsky, est un être joyeusement grotesque tiré tout droit de Bosch ou de Brueghel ; il descend de la cigüe comme un simple tonique et, comme révélé dans la scène de bain domestique, a un petit sexe masculin là où son cul devrait se trouver. Muller retient de l'argent à Faust, mais le détourne du droit chemin par d'autres moyens : d'abord en l'aiguillonnant à commettre un meurtre sans raisons, puis en le tentant avec les charmes de la sœur de l'homme assassiné, une jeune femme s'irritant de l'absence d'amour entre sa mère et elle. Il ne ferait aucun sens que Muller ait une stratégie quelconque pour corrompre Faust, ou que la "chute" rapide de ce dernier ne soit autre chose qu'une diversion façon "soirée entre mecs" de ses recherches scientifiques. Ce Faust renonce à l'âme en laquelle il ne croit pas contre une seule nuit avec la fade Margarete (jouée par Isolda Dychauk).

Puisque ni Faust ni Muller n'ont de forte motivation, leur apparent désœuvrement influe sur la forme et le rythme du film, panorama foisonnant et pouilleux de la vie urbaine allemande du 18e siècle, plus proche de la fin du Moyen-Âge que du siècle des Lumières. Il est indéniable que Terry Gilliam fut pionnier du genre avec ses ébats médiévaux scatologiques et grouillant de rats, mais Gilliam donne toujours à ses personnages force et motivation. La caméra toujours mobile et le montage rapide de Sokourov (encouragé par Bruno Delbonnel, également directeur de la photographie sur Amélie Poulain et Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé) tient tout en mouvement quasiment tout le temps, mais sans direction claire. La toile de fond, la caractérisation et les détails du scénario sont tous sacrifiés pour le flux constant des péripéties, laissant direction artistique et décors surchargés combler les lacunes.

Le résultat n'est pas autre chose qu'une œuvre difficile d'accès. Pour prendre un exemple sur la centaine me venant en tête, la première fois que Faust arrive dans la rue, c'est pour s'échapper d'une agression : à ce moment la caméra panote rapidement sur un gros plan d'une femme libérant une colombe. Avant que quiconque n'ait la chance de réfléchir à ce que le plan peut dire - y a-t-il une implication métaphorique ? Une suggestion d'équivalence poétique ? -, le film s'est hâté vers des images aléatoires de la vie dans la rue, soudainement compensées par un fragment en voix off de l'auto-questionnement de Faust d'une façon entendue nulle part ailleurs. Survivre à 139 minutes de ce barrage d'images et sons abondants mais élusifs tient quelque part du calvaire.

Tout cela est remarquablement contraire aux mondes-rêves langoureux de Moloch, Taurus ou du Soleil, qui faisaient allusion aux tourments intérieurs de leurs protagonistes au travers d'aperçus sur leur quotidien plus ou moins banal. Ici, Sokourov est assez peu concerné par l'intériorité de Faust : Johannes Zeiler, jouant le personnage, doit simplement passer de la répression à l'indulgence, puis à un avenir indéfini mais clairement assoiffé de pouvoir. Peut-être que ce vide dans le personnage, souligné par les élusions dans le scénario, est la clé secrète dans la relation du film avec le reste de la tétralogie.

Sokourov semble croire que la volonté de puissance peut être déclenchée presque accidentellement, même si elle jaillit de "ténèbres" intérieures existentielles. Faust, vu pour la dernière fois en train s'attaquer à des étendues nietzschéennes en défiant une déité hors-champ, est un homme dont la cruauté latente (canalisée dans les mauvais traitement infligés à son serviteur Wagner) a été "libérée" par des actes de violence - un meurtre, une lapidation et la possession de la femme qui a les meilleures raisons de le haïr -, de telle sorte qu'un paysage aride est pour lui un territoire à conquérir, et non un signe de sa ruine. Cela fait de lui l'opposé précis du père dans le Théorème de Pasolini - ainsi que de Hirohito ; à l'inverse de l'empereur japonais, qui est né "divin" et a dû apprendre à être humain, Faust est un homme qui se réveille à la testostérone de son propre id. Il s'agit, bien sûr, d'une profanation du Faust de Goethe.

Alors pourquoi repenser la légende de Faust comme moteur de ce conte édifiant ? Il y a probablement deux raisons. La première est le sentiment caractériellement hybristique de Sokourov de ses propres talents : après avoir épinglé Hitler et Lénine, sans mentionner les intensités des relations parent-enfant et l'essence de Chostakovitch, il est prêt à forcer l'un des principaux mythes modernes de l'Europe dans son schéma de pensée. Ah, ces russes !

L'autre raison est que Faust entre carrément dans le penchant de Sokourov à l'étude de la masculinité : points forts et faibles des hommes, des sentiments et rivalités masculins, de la sensibilité et de la violence du mâle. L'histoire commence ici sur le gros plan d'un pénis et d'un scrotum (appartenant à un cadavre que Faust dissèque) et se fraye un chemin à travers une narration fragmentaire et dispersée dans laquelle un homme découvre finalement son Surhomme intérieur, foulant du pied d'autres hommes et femmes au passage.

Inévitablement, il vient à l'esprit que Sokourov pourrait lui-même se voir comme un Faust - jusqu'à ce que l'on songe que Sokourov a bien moins de problèmes avec les finances que quasiment tous ses contemporains, et certainement beaucoup moins que ce que son vénéré Tarkovski a pu avoir auparavant. Faust fut financé à hauteur de 11 millions de dollars en subventions de la part du Fonds Cinématographique Russe - photos de Sokourov recevant l'argent de la part de son ami Vladimir Poutine à l'appui. C'est une chose effrayante, la volonté de puissance.
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le 13 mai 2012

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