Le cinéma muet allemand, et plus spécifiquement l'expressionnisme, se distingue par une exploration viscérale de l'âme humaine, oscillant entre les forces de l'obscurité et la quête de sens dans un monde en proie à des angoisses irrationnelles. Le film Faust (1926) de F.W. Murnau, adaptation de la célèbre œuvre de Johann Wolfgang von Goethe, incarne cette transition esthétique et philosophique. Le récit de Murnau suit l’histoire de Faust, un docteur insatisfait de son existence, qui signe un pacte avec le diable, Mephisto, en échange de la jeunesse retrouvée et d’un savoir absolu. Cependant, à travers cette quête de transcendance, Faust se trouve piégé dans un cycle de destruction, où la nature, la culpabilité et la fatalité mènent inexorablement à la rédemption.
Le contexte historique et idéologique qui forme le socle de ce récit est fondamental. L'Allemagne du XIXe siècle, à l'origine de la légende de Faust, est marquée par un romantisme insistant sur l'incompréhension du monde et l'angoisse de l'existence. À travers l’ombre du diable et l’influence du mal, la nature devient une force inquiétante, une entité incontrôlable qui englobe le personnage principal dans un destin tragique. Le romantisme, tout en exaltant l’individualité et la quête intérieure, se heurte ici à une impossibilité de maîtrise de soi, introduisant un imaginaire de forces obscures, en opposition directe avec l'esprit rationnel des Lumières.
Dans ce contexte, l'expressionnisme allemand s’impose comme une radicalisation de ces thèmes romantiques. Si les prémices du cinéma expressionniste sont visibles dès Le Cabinet du Dr. Caligari (1919) de Robert Wiene, Faust en constitue un aboutissement esthétique. Le film adopte des techniques visuelles qui favorisent l’intensité émotionnelle et l’expression des états intérieurs. La photographie de Carl Hoffmann s’appuie sur le clair-obscur, technique lumineuse accentuant les contrastes entre lumière et ombre, pour matérialiser le conflit entre le bien et le mal, la vie et la mort, le divin et le diabolique. La silhouette de Mephisto, par exemple, est systématiquement projetée dans des ombres grotesques, symbolisant son emprise maléfique sur Faust et son monde.
Le décor, quant à lui, se caractérise par une austérité et une restriction spatiale qui contribuent à renforcer l’atmosphère oppressante du film. Comme dans Le Cabinet du Dr. Caligari, les espaces clos et les décors minimalistes font naître une sensation de claustrophobie, accentuée par des mouvements de caméra rares et discrets. L’agencement des espaces de vie, par exemple dans la maison de Faust, paraît délibérément exigu et inadapté à une quelconque liberté d'action. Ce choix esthétique incarne symboliquement l’enfermement du protagoniste dans ses propres choix, et dans le réseau de contraintes imposées par le pacte avec Mephisto.
La stylisation du jeu d’acteurs, très présente dans ce film, confère à Faust une dimension théâtrale et symbolique. Les personnages, fortement maquillés et aux expressions exagérées, ne sont pas de simples acteurs, mais des éléments visuels à part entière, intégrés dans un décor expressionniste. Emil Jannings, dans le rôle de Mephisto, incarne cette figure démoniaque à travers un maquillage accentué, évoquant une puissance maléfique inaltérable. D’autres personnages, comme le prédicateur du peuple, utilisent une gestuelle amplifiée pour renforcer le pathos de la situation, en particulier lors des scènes d'angoisse collective générées par la peste. Cette approche permet de transcender la simple représentation de l’angoisse humaine pour en faire un spectacle visuel où les émotions sont portées par l'image elle-même.
Le film s’inscrit ainsi dans un questionnement plus large de l’humanité face à l'invisible et à l’incompréhensible. À travers le prisme de la nature, dont le caractère menaçant et mystérieux prend une dimension quasi surnaturelle, Faust incarne l’affrontement de l’homme avec des forces qu’il ne peut maîtriser. Ce conflit s'exprime à la fois dans le rapport entre le corps et l’esprit du protagoniste, dans l’isolement moral du personnage et dans la fatalité du destin.
En conclusion, Faust de F.W. Murnau se révèle comme une œuvre maîtresse du cinéma expressionniste allemand, où l’art du film transcende les frontières du simple récit pour questionner l’essence même de l’existence humaine. Par son usage inventif du clair-obscur, de la stylisation du jeu d'acteur, et de la mise en scène de décors oppressants, Murnau forge un cinéma qui, à l'instar du romantisme, cherche à extérioriser la profondeur de l’âme humaine, tout en soulignant la perte de contrôle face à la grande mystérieuse des forces naturelles et surnaturelles.