Si l’on devait chercher une adaptation fidèle du « Petit Prince » de St-Exupéry au cinéma, ce serait probablement vers ce « Faute d’Amour » qu’il faudrait se reporter (non, le machin en images de synthèse moches sorti en 2015 ne compte pas). Jugez plutôt : un enfant blond, s’émerveillant des beautés de la nature, déchiré par l’univers impitoyable des « grandes personnes ». Ces dernières, élevées sans amour, sont des arbres poussés de travers, et ne peuvent qu’engendrer une descendance similaire : des enfants qu’elles n’aimeront pas, et qui deviendront eux aussi de la mauvaise graine. Probablement trop attaché à sa quête d’amour, Aliocha préfère disparaître prématurément. Une façon, finalement, de ne pas devenir adulte. Surtout pas dans un monde comme celui-là…
A travers une famille qui se déchire, Andrei Zyagintsev voulait raconter la Russie moderne et le peu d’avenir qu’elle offre à ses enfants. Il joue pour ce faire sur des oppositions très classiques (parents/enfants, nature/civilisation, intime/global, etc.) qui pourraient être naïves si elles n’étaient pas, heureusement, plutôt équilibrées. On ne cherche pas ici à nous dire que « tout était mieux avant », pas plus qu’on ne présente les adultes du film comme des salauds absolus (même s’il est vrai qu’on n’en est parfois pas très loin, dans les portraits esquissés). Le cinéaste nous montre au contraire que les parents d’Aliocha ont aussi été des enfants mal-aimés ; ils sont incapables de transmettre aux leurs la moindre tendresse, puisqu’ils n’ont rien reçu de leurs propres parents. Dans les familles montrées à l’écran, c’est toujours trop (les mères castratrices qui vampirisent leurs enfants) ou pas assez (les pères indifférents qui ne s’investissent pas dans l’éducation de leur progéniture).
De même, malgré une charge très virulente contre la société d’aujourd’hui, où le matérialisme et l’individualisme à outrance règnent en maître, le film ne se prive pas non plus de petites piques envers des traditions religieuses parfois étouffantes-à l’image de l’entreprise orthodoxe qui emploie le père d’Aliocha et exige de ses salariés qu’ils soient tous baptisés et mariés, entraînant certains à mentir sur leur situation matrimoniale. Dans les deux cas, ce sont les apparences qui priment. La superficialité. Les gens se préoccupent avant tout de l’image qu’ils renvoient aux autres (excellente scène du salon d’esthéticienne, où la mère d’Aliocha, reflétée par de nombreux miroirs, ne cesse de dégainer ce qui lui sert d’ultime miroir de poche : son portable, avec lequel elle se prend tout le temps en selfie), mais n’ont que faire de ce qu’ils peuvent véritablement donner à leurs proches. Même les scènes de sexe, qui pourraient laisser espérer un rapprochement, se déroulent dans la pénombre, et les partenaires s’y regardent le moins possible. La démonstration est un peu poussive par moments, mais elle convainc ; de même que certaines astuces pour la globaliser à la Russie entière passent (l’introduction fugace d’autres personnages dans le cadre, assez large techniquement parlant) et d’autres pas (la volonté du cinéaste de rattacher à tout prix son film à l’actualité et de l’inscrire dans une chronologie précise, sans que cela soit très utile).
La plus grande qualité de « Faute d’Amour » est de rassembler plusieurs thèmes et genres en un seul bloc, sans rien perdre de sa fluidité ; malgré l’impression que peut avoir le spectateur de visualiser « deux films en un », l’objet reste constant et parvient à s’adapter en toutes situations. Ainsi, la réalisation sur-esthétisée, qui dans la première partie servait à souligner l’artificialité du quotidien des parents d’Aliocha, prend dans la seconde partie un intérêts contemplatifs, avec des plans d’arbres dépouillés et d’étangs gelés d’une pureté sans égale. Cette même seconde partie, pourtant assez différente de la première, permet sinon une évolution, du moins un relâchement chez les personnages : après s’être « tenus » pendant près d’une heure, ces derniers osent enfin se dire la vérité ; d’impassibles, leurs faces deviennent soudainement expressives, révélant la réalité de leurs sentiments. Réalité qui ne sert là encore qu’à en souligner une plus grande : l’enfant dont on se préoccupe un peu tard ne sera jamais retrouvé. La Russie n’offre d’avenir pour personne. Cette réalité terrible (représentée par la scène de la morgue, qui toute maniérée soit-elle, a le mérite de la radicalité), on préférera bien sûr l’occulter, se réfugier dans sa nouvelle vie de couple, chacun de son côté, et commettre les mêmes erreurs qu’avant. Triste mais prévisible.
Evidemment, « Faute d’amour » n’est pas parfait : ses tics de réalisation peuvent agacer, tout comme son côté poseur et sa propension au cynisme un peu trop dans l’air du temps d’un certain cinéma d’auteur. Mais il est sauvé par de sincères moments de poésie et de lyrisme (certains ont eu raison de souligner la parenté avec Tarkovski), qui lui donnent un caractère rêveur et atemporel plutôt bienvenu après certains passages trop secs. C’est le moment où « Faute d’Amour » est le plus magistral : celui où il s’approche le plus de la fable, de l’onirisme. Et où Saint-Exupéry ressuscite, dans la Russie automnale.