Tout cinéphile se lançant dans le visionnage de ce film anormalement été prévenu par les autres cinéphiles s'y étant frottés (car Jeanne Dielman, au même titre que Persona de Bergman ou L'Argent de Bresson, n'est pas de ces films que l'on découvre par hasard : c'est ce genre d'oeuvres qu'on se partage entre initiés, au sein d'une communauté cinéphile habituée aux films "difficiles") : ce film va être dur à ingurgiter. C'est vrai. Les critiques qui ont, sur le sujet, glosé bien mieux que je ne saurais le faire, ne s’y sont pas trompés : c’est un film radical, clivant, et surtout lourd. Eléphantesque, même.Néanmoins, force est de reconnaître que Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles happe et remue plus qu'on ne l'aurait cru au départ .


Pourtant, le titre nous prévient tout de suite : un nom suivi d’une adresse, ça casse toute la poésie ou la suggestion qu’on est en droit d’attendre d’un titre d’œuvre ; ça renvoie le métrage vers une dimension bien plus triviale. Un nom et une adresse, c’est ce dont on a besoin pour écrire à cette femme ou la suivre dans son appartement-et rien d’autre. Pas de spirituel ici, ni d’imperceptible : la parole y est réduite au minimum syndical ; les sentiments sont inexistants ; l’insouciance n’est pas de mise. Seules comptent les différentes tâches ménagères, exercées avec une rigidité militaire. Celle qui les exécute, la Jeanne Dielman du titre (on a du mal à reconnaître Delphine Seyrig, tant son élégance de type « bourgeoise oisive » en prend un coup ici), est une femme prévoyante, active, carrée. En apparence. Mais- on s’en rend compte au détour des quelques échanges entre elle et sa chiffe molle de fils - elle subit aussi. D’abord de la part des hommes de son entourage, progéniture ou clients, qui ne semblent la voir que comme un être utilitaire du fait qu’elle est une femme, et s’en servent à bons frais. Mais aussi et surtout d’elle-même, qui s’aliène volontairement dans son quotidien pour éviter de ne rien faire. Jeanne Dielman n’est pas un film vide (ou pas exactement) : c’est au contraire un film de trop-plein servant à masquer un vide. Ce pourrait être l’illustration, sur trois heures, de la maxime pascalienne : « Tout le malheur des hommes est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre. » (Toutes les activités oisives liées à la chambre, qu’il s’agisse de dormir ou de faire l’amour, se trouveront d’ailleurs ellipsées). Tout est organisé de façon à ne pas faire poindre l’ombre d’une déstabilisation chez la protagoniste.


Cela advient, pourtant. Déjà, dans Saute ma Ville, sa première production, Chantal Akerman mettait en place un quotidien dont la mécanique sautait progressivement. « Jeanne Dielman » le met en scène de façon beaucoup plus subtile, quasi imperceptible ; plus on avance, plus l’intrigue devient obsessionnelle à force de répétition, et plus l’héroïne s’enferme dans sa névrose. Les gestes banals de la ménagère soucieuse de la propreté de son intérieur deviennent anormaux : ce ne sont plus des gestes ou des préoccupations de tous les jours, mais les symptômes d’une pathologie. Et le spectateur de compter les petits dérapages : une cuiller laissée tomber ici, un guichet fermé par-là, ou encore une dame assise à la table d’un café où l’on est habituellement seule. Les accrocs dans l’emploi du temps de Jeanne se multiplient, jusqu’à celui de trop. A ce moment-là, Akerman a l’intelligence de ne pas montrer un basculement total de l’intrigue vers une autre dimension, mais plutôt un final dans la continuité de l’esprit du film : les deux éléments les plus cruciaux de ces trois heures treize minutes (une intrusion violente dans l’intériorité de Jeanne, et le geste final de cette dernière) se passent de façon silencieuse. Calme. Rien ne dépasse. Le rouge ne détonne même pas au milieu du vert eau et du marron terne de la chambre. En apparence, tout va bien. Sauf qu’une partie de la scène est filmée dans un miroir : Jeanne est donc bien passée de l’autre côté.


Et après ça, que fait-elle ? Rien. Utile jusqu’au bout, Jeanne cesse de s’activer dès lors qu’elle ne sert plus à rien. Difficile de dire si elle sortira de son inertie finale ou si ce qui vient de se passer l’a tuée de l’intérieur. On ne la connaissait de toute façon pas assez pour savoir ce qui se cachait derrière son impassibilité. Tout juste sait-on qu’elle était seule, très seule, et que si quelqu’un (sa sœur, avec qui elle correspond de temps à autre mais qui n’est pas venue depuis longtemps ; ou son fils, avec qui elle vit mais communique à peine) était intervenu, ou lui avait parlé un peu plus, alors peut-être que…on pourrait conclure cette critique par les mots d’Anne Sylvestre, qui avait elle aussi de la compassion pour ces femmes acculées devenues monstrueuses :



Vous allez la juger du haut de votre tête
Monsieur le président et messieurs de la Cour
N’oubliez pas surtout qu’avec nous tous vous êtes
Coupables de silence et de manque d’amour


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le 10 mars 2021

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Dany Selwyn

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