L’an dernier, c’est La Maman et la Putain qui ressortait dans les salles, cette année c’est au tour de Jeanne Dielman, que je n’avais jamais vu sur grand écran. Deux films évidemment très différents, mais en même temps semblables par leur durée monstre, la révérence cinéphile qu’ils provoquent, la crainte qu’ils inspirent ou les moqueries qu’ils engendrent lorsqu’ils sont toisés d’un peu trop loin. J’ai un souvenir ému de l’année de mes 16 ans et de leur découverte, sur l’ordinateur de ma chambre adolescente, dans les années forcément solitaires de la cinéphilie naissante. De ce que ces deux films m’ont appris. De ce qu’ils ont ouvert en moi. De ce qu’ils m’ont laissé entrevoir de ce que pouvait être le cinéma lorsqu’il se désenchaînait lui-même des ordres tacites qui le réduisent, le diminuent. Tout d’un coup, quelque chose est devenu possible. Ces deux films, je les ai beaucoup revus, rêvés, disséqués. Si bien qu’en retournant les voir est venu poindre la crainte de trop les connaître, de ne plus parvenir à entretenir un rapport charnel à eux. Il n’en est rien.
D’abord parce qu’il me semble que ce qui lie en premier lieu les deux films, c’est l’adéquation rare entre leur modernité formelle et la qualité de l’émotion qu’ils provoquent. Dans Jeanne Dielman, il nous faut quelques minutes, sur 3h20 de film, pour avoir accès au catalogue des axes de caméra capturant l’appartement de Jeanne Dielman et dont Akerman ne déviera jamais. Mais parce que la cinéaste offre d’emblée à notre regard la couverture totale de cet espace, peu à peu nous finirons par laisser derrière nous la tranquille distance depuis laquelle nous observions Jeanne Dielman et l'impressionnant tissu formel dans lequel le film la saisit. Peu à peu, sans nous en apercevoir vraiment, nous finirons par avoir l’impression d’être là, avec elle, assis sur le fauteuil d’en face. Akerman invente une forme, mais comme l’immense cinéaste qu’elle fut, ne s’en contente à peine, il lui faut créer une empathie nouvelle. Je voudrais surtout écrire à partir de cela : en revoyant le film, que je pensais bien connaître, j’ai été surpris par la force de ce qu’il nous amène à ressentir pour son personnage central. Un sentiment, jamais ressenti jusqu’alors, à l’égard de quelqu’un. Une tendresse inédite. Une émotion rare, et digne, d’une puissance irréductible. Comment la nommer, la décrire, comprendre ce qui la fait arriver et tout emporter sur son passage ?
Je crois que le film nous revient masqué, mal déguisé par son nouveau statut écrasant. Il ne suffit pas de grand chose pour y aller plombé : son synopsis, sa durée, les arguments d’autorité critique, évidemment nécessaires, contextualisant à outrance le film pour décrire son importante dans l’Histoire du cinéma, ou son élection récente au titre de Meilleur-Film-De-Tous-Les-Temps au sommet du panel Sight et Sound. On dit depuis longtemps, et de façon peut-être plus audible aujourd’hui, que Jeanne Dielman serait assurément un film qu’il faut avoir vu, mais qu’il constituerait une épreuve. De fait, c’est un film qui nous a beaucoup aidé à compter l’ennui comme sentiment valable dans l'expérience d’un spectateur. Auquel on se voyait souvent rétorquer le fameux : “oui, d'accord, c’est magnifique, mais c’est un peu chiant quand même”. Si on voit Jeanne Dielman, si on le voit vraiment, on s’aperçoit que même à cela, le film résiste, quand tant d’autres films aimés de cinéastes réputés difficiles n’y résistent, eux, pas toujours.
Il faudrait dire cela, une bonne fois pour toute : Jeanne Dielman est un film incroyablement ludique, palpitant, et même parfois plaisant à voir. Il est parfois drôle, parfois pathétique et tragique. C’est un film qui est toujours plus fort que les clichés qu’on a de lui, d’abord parce qu’il est infiniment secret, à chaque instant à la fois familier et incongru. Je pensais domestiquer (je ne choisis pas le mot au hasard…) l’ampleur formelle du film et le sens qui s’en dégage, je m’aperçois à le revoir que toujours quelque chose me dépasse. C’est peut-être ce qui le lie de nouveau au film d’Eustache : leur mystère, toujours intact à chaque nouvelle vision. La façon dont le récit se dérobe toujours aux souvenirs qu’on croit les plus précis. Si, dans La Maman et la Putain, c’est l’implacable conduite du récit qui m’avait à nouveau frappé, sa façon d’avancer sans en avoir l’air, c’est presque l’inverse qui me frappe ici : à partir du fameux ratage de la cuisson des pommes de terre, j’avais le souvenir un peu facile d’une implacable mécanique burlesque, d’un enchaînement redoutable d’évènements et de non-évènements débouchant sur cette fameuse heure de trou, fatale à l’équilibre du royaume ménager institué par Jeanne Dielman. Mais tous ces éléments dramatiques sont en réalité beaucoup moins “payants” les uns par rapport aux autres que dans mon souvenir.
Un exemple me frappe. Dans une séquence du film, la voisine du dessus, incarnée en off par la jeune Akerman, vient récupérer le bébé que chaque jour Jeanne Dielman garde gentiment chez elle. Ce jour-là, tout d’un coup ça lui prend : elle se met à raconter sa vie, ses petits problèmes, ses dilemmes domestiques, quoi faire à manger pour nourrir la famille. Jeanne Dielman fait mine d’écouter, mais le sourire figé, le pied qui trépigne, la main bien harnachée sur la porte, traduit son impatience que tout cela cesse. Et puis finalement la voisine se tait, Jeanne Dielman ferme la porte, sort du cadre. Une autre séquence maintenant, plus tard dans le film. Jeanne Dielman cherche à combler le trou qui s’est installé dans son emploi du temps, et s’occupe désormais d’une vieille veste dont un bouton manque. Elle se retrouve chez une vendeuse, et ça lui prend à son tour : sa voix s’élève, elle se met à raconter sa vie, des petites choses insignifiantes sur la veste, cadeau de sa sœur au Canada. La vendeuse hoche la tête, attendant que ça passe.
Dans mon esprit, le sens de la juxtaposition de ces deux scènes était très clair : Jeanne se vengeait. Vengeance minuscule, dérisoire, mais qui instituait le débordement de la parole d’autrui comme terrifiante menace pour ce quotidien bien réglé. Débordement contre lequel il fallait à tout prix prendre les armes, envahir la vie d’une autre de sa propre parole, la retarder à son tour, se venger de ce petit temps perdu. Je pensais que ces deux scènes étaient rapprochées dans la structure du film, elles sont en réalité bien plus éloignées dans le temps. La vengeance en tant que telle n’est pas nommée. Peut-être que cela n’a rien à voir. Peut-être que Jeanne se sentait tout simplement de parler un peu plus, à ce moment-là. C’est du reste comme dans la vie : parfois les taiseux se mettent à parler. Ça dure quelques instants, on est surpris et émus. On se dit : “tiens, quand X s’y met, c’est comme ça qu’il articule un enchaînement de phrases”. Il sort de la place bien définie à laquelle on l’assignait. Il échappe du grand récit qu’on se faisait de lui.
Il me semble que le film tient ce double-mouvement tout du long, avec une grande finesse d’écriture. Le lecture de ces deux scènes à l’aune d’une micro-vengeance n’est pas du tout invalidée par celle d’une soudaine prise de liberté de Jeanne par rapport à l’image qu’elle aime à donner d’elle-même. On peut penser à l’une ou l’autre des ces deux lectures. On peut penser aux deux en même temps. En tout cas, on pense. Un film-concept, un objet d’art, une installation, Jeanne Dielman ? Plutôt un des plus beaux scénarios jamais porté à l’écran, mais qui à aucun moment n’amoindrit la singularité de l’expérience plastique. Akerman ne sacrifie jamais le plaisir de l’observation du temps et de l’espace quotidien de son personnage à la tragédie intime qu’elle met lentement en place. Ça respire. Ça ne se répond pas toujours. Le réveil sonnait trop tard ? Demain il sonnera trop tôt. Les forces se résistent mutuellement : quand le drame commence à prendre le pas, il est détendu dans la scène d’après. Ce qui fait notamment que le climax du film, la radicalité de son geste, reste toujours infiniment surprenant, irréductible aux discours, ouvert à toutes les interprétations. Qui sait, si les ciseaux n’avaient pas été là, posés sur cette étagère…? On ne se sait pas. Mais on sent. On sent que quelque chose s’est passé.
L’interprétation la plus courante de cette fin est que le plaisir ressenti était soudain trop fort, qu’il fallait le détruire, instantanément. Mais que dire de cette main sur l’épaule du client pour le repousser ? Est-ce bien du plaisir ? Nous arrivons de plein pied dans la scène, que se passe t-il avant ? Qu’est-ce que cet homme, dont nous ne voyons pas le visage, lui fait ? Et le long plan final, quelle énergie porte t-il ? Il est impossible de savoir ce que Delphine Seyrig joue réellement, à ce moment-là. Le soulagement. L’inquiétude. L’abandon. La peur. La joie. Le vide…Ce qui est irréfutable, en revanche, c’est qu’elle fait tout très précisément. Chaque mouvement de regard. Chaque inflexion du corps. A l’image même du film : sa précision est immense, le chaos mental et sensoriel dans lequel il nous plonge est total. Les gestes de Jeanne Dielman sont plus réglés et concrets qu’une montre suisse, mais l’insistance que nous avons à les regarder les rend abstraits.
Comme chez Flaubert, la figure de l'œuvre, c’est le “jusqu’à”. A trop regarder objectivement la vie, on passe de l’autre côté, c’est son envers que l’on perçoit. Le néant qui guette Jeanne Dielman est visible, à l'œil nu. Il y a un trou noir béant au milieu du salon, sous le couvercle de la soupière dans lequel elle jette l’argent. On entend ses talons claquer sur le sol, danser autour du trou, en équilibre. La première image du film, c’est celle-ci : une rotation. Milieu du premier jour, Jeanne Dielman vient de poser les pommes de terre sur le feu, elle tourne les talons, on taille dans le mouvement, on commence là. Déjà, quelque chose de la droiture est mis à l’épreuve. Déjà ça vacille. Déjà il faut se courber pour accomplir les tâches, puis se redresser pour contempler tout ce qu’elles ne viennent pas perturber. Et Jeanne Dielman est là, dans cette tension souveraine, entre son corps qui se brise et qui se reconstitue. On ne voudrait pas qu’il se brise pour de bon. On ne voudrait pas qu’elle tombe. On voudrait lui dire qu’elle a oublié de refermer le couvercle de la soupière. On est content qu’elle y pense. On est de son côté. De son combat. De sa lutte. Comme auprès des gens qui nous sont toujours mystérieux, et qu’on aime comme ça.
On aime une personne parce qu’on a le sentiment qu’elle nous résiste toujours, on aime une personne car on se plaît à entrevoir l’immensité de son monde intérieur, auquel toujours l’accès nous sera refusé. Mais on aime aussi une personne car son contact quotidien, inscrit dans le temps qui s’écoule, fait un trou dans son opacité, nous laisse imaginer que nous la comprenons chaque jour un peu mieux. Car il est infiniment plaisant de sentir comme deux mondes se frottent l’un contre l’autre, le sien et le nôtre, les éboulis faisant jaillir des passerelles secrètes qui toujours se brisent lorsqu’on croit enfin arriver sur la rive d’en face. L’autre est toujours un secret.
Oui, le film s’inscrit totalement dans une guerre de représentation, remportée à plates coutures. Oui, Akerman est la première à avoir décrété que ces femmes-là avaient le droit d’être représentées au cinéma, de porter un combat, la splendeur d’un destin, unique et particulier. Mais il me semble que le temps qu’elle nous laisse passer avec Jeanne Dielman, la puissance de cinéma qui traverse le film, grandit non seulement chaque objet ou geste accompli à l’écran, mais également ce que nous ressentons à les regarder. L'intérêt se transforme en attention, l’attention se transforme en pensée, la pensée se transforme en tendresse, la tendresse se transforme en amitié, l’amitié se transforme en amour. Moi, j’ai 16 ou 24 ans, je suis un garçon, j’habite à Paris. Jeanne Dielman a 40, 45 ans, elle est une femme, elle habite à Bruxelles, elle est une ancienne déportée, elle se prostitue, elle règle le moindre détail de son quotidien. Je ne peux pas vraiment dire que je m’identifie à elle. Mais peut-être puis-je dire que je l’aime. Peut-être que le film, contre toute attente, me laisse aller jusque là.
Bien entendu, la vie de Jeanne Dielman semble, elle, sans amour. Elle a plutôt été une sorte d’arrangement constant avec la douleur de l’existence en général et la place qu’elle fut forcée d’occuper en tant que femme dans les structures sociales en particulier. À son fils qui lui avoue penser qu’il n’est pas possible de coucher sans aimer, elle répond “oh, tu sais, ces choses-là n’ont pas grande importance”, d’une voix traînante, qui ne fait aucun doute. À la tante pleine d’amour laissée au Canada on ne sait pas quoi répondre. À la voisine qui raconte sa vie on ne veut rien entendre. À son bébé qui pleure sur le canapé du salon, on le secoue pour que ses cris remplissent le trou laissé dans l’espace. Au fils, toujours lui, qu’on embrasse bien fort sur les deux joues avant son départ à l’école, par commodité, il importe surtout qu’il ait de quoi se nourrir le midi. Et puisque la pension de veuvage de ce mariage sans amour ne suffit pas, il faut recevoir des hommes, mettre l’argent dans la soupière, le redistribuer au fils, au quincailler, au boucher, à la vendeuse de pommes de terre. Par Jeanne Dielman, l’argent froidement transite, fait tenir ce monde au bord du grand précipice qu’aucune conscience ne semble jamais venir troubler. Il n’y a que des rapports économiques dans ce film. Des rapports de pouvoir institués, de petites vengeances sociales. Mais l’attention à tout cela est de notre côté.
Quand tout semble figé, c’est à nous de sentir chaque secousse comme un tremblement de terre. La brosse qui s’échappe des mains qui nous fige. Le café pas bon qui questionne : c’était la faute du lait, ou la faute du café ? C’est toujours la même chose, c’est jamais la même chose. L’occasion de dire quelle grande cinéaste sociale est ici Akerman : c’est à partir de la structure que tout est mieux visible. Et cette émotion rare découlant de l’attention qu’elle provoque chez nous, que j’appelle amour, peut-être en me trompant, mais quelle force elle a, lorsqu’elle prend, au choix, la forme d’une fourchette, d’une tasse, d’une assiette, d’une bouilloire.
Je ne m'explique pas pourquoi, lorsque Jeanne Dielman s’absente quelques secondes du plan alors qu’elle met en place de quoi préparer des escalopes panées, mon cœur ait été soulevé par la vue de la cuisine délaissée par elle. Qu’il m’ait semblé que ce tas de farine fragile au bord de la table, ces deux assiettes posées à côté, leur agencement sur le plan de travail, étaient d’une beauté sans égal. Que soudain ce tas de farine n’était plus la société, les futures escalopes panées, le repas à préparer, le fils à nourrir ; mais le monde, le mystère des choses qui résiste à tout. Et qu’à mon regard était offert la possibilité de le voir, quelques fractions de secondes. Avant que la machine de mort sociale ne se remette en marche, que Jeanne Dielman déboule à nouveau dans le plan, indifférente à la belle matérialité de ce tas de farine, s’occupant tout de suite à le pétrir de ses mains pour accoucher du repas. Faire, faire, faire. Mais ne rien faire pour soi, tout pour les autres, parce que c’est pour ça qu’on est là : tandis que chaque midi le fils profite de l'argent amassé par sa mère pour s'acheter confortablement un repas à côté de son école, Jeanne Dielman mange à toute vitesse un tout petit sandwich dont elle replie aussitôt le papier d'alu qui le recouvrait, pour ne rien gâcher. Toujours la société gagne. Toujours elle est plus forte que la gratuité de la beauté. Toujours elle referme son piège sur le mystère des choses. Mais toujours, pourtant, il y a un tas de farine blanche sur la table. Toujours le mystère lutte. En nous et au dehors.
Que regardes-tu, Jeanne Dielman, lorsque tu manges ton petit sandwich, ou quand tu t'assoies sur le fauteuil du salon au milieu du troisième jour, épuisée de ne plus savoir quoi faire, et que tes yeux croisent un instant l’horizon bouché ? Oh, ce regard ne dure pas longtemps. A peine une seconde. Mais il me saisit. Le film, dans son silence, son recueillement, sa nudité, m’invite à le voir. À me confronter à ton opacité. À te poser cette question, toi qui ne répondras pas. Toi qui ne sais pas que je suis là, depuis des heures, à te regarder. Vers quels autres mondes ton regard se prête ?
Je repense à La Maman et la Putain, à ces questions qu’on pose inlassablement dans sa tête à Alexandre, Marie et Veronika durant le visionnage. À la fin du film d’Eustache, je pensais à nos contradictions. À la façon que nous avons de construire une vie entière sur le contraire de ce qu’on pense. Aux mensonges qui nous permettent d’aimer sans se brûler, d’occuper une place dans le monde sans montrer sa peur de pousser un pied dehors. Et la durée monumentale, le temps laissé aux séquences de se déplier, rendaient possible cette proximité, parce qu’elle poussait les personnages au bout de leur ruse. Dans le soir, un homme bien trop sûr de lui confiait soudain : “J’ai peur…j’ai peur…je ne voudrais pas mourir”, tandis que sa voix se perdait dans mille et un crépitements. Jeanne Dielman, dans un tout autre style, fait finalement pareil : au bout du vide et du silence qu’on orchestre pour se protéger, il y a un autre vide et un autre silence, mais de celui là on a peur, parce que c’est bien le nôtre. On voudrait se débarrasser de ce qui est à soi, se laisser porter par ce que l'état des choses a décidé pour nous. J’ai 16 ou 24 ans, mais cela je peux le comprendre. Je peux l’aimer de l’endroit où je suis, de ma peur à moi, de la falaise où je me tiens à côté du vide. Il n’y a pas besoin qu’Akerman cherche à lui donner forme abstraite. Il n’y a pas besoin de contrechamps sur ce que Jeanne Dielman regarde. Voilà l’exigence morale de ce cinéma, son extrême souci des spectateurs : la caméra n’ira que là où elle peut physiquement se poser, dans l’espace encombré par Jeanne Dielman. Elle ne se substituera jamais à son regard.
Dans la scène du fauteuil, il y a un plan, plutôt rapproché, frontal à Jeanne Dielman assise. Puis, plus tard, après quelques moments d’agitation dans l’appartement, retour du personnage sur ce même fauteuil, à la même place, même abandon, même non-action. Cette fois, c’est un plan plus large, plus haut dans la pièce, latéral au fauteuil. Frontal, latéral. L’irruption de ce large-latéral, ici aussi, m’a serré le cœur. Sorti du frontal, on remarque ce qui n’a pas bougé, semble ne jamais pouvoir bouger : l’imperturbable agencement des objets dans la pièce. Sorti du frontal, l’horizon, c’est toujours le mur, qu’Akerman ne filmera pas pour lui tout seul, préservant ce que Jeanne Dielman semble y voir. Les bords du cadre sont balisés, condamnés, jamais l’horizon. La collure dessine le lieu de mon regard, trace une ligne qui sépare l’espace physique, que je peux observer, et l’espace mental, qui m’est refusé. Akerman ne filme que la situation : une femme assise dans le salon, qui ne dit rien. Le reste, c’est à nous de le prolonger, de l’inventer.
Moi, je pensais à ma grand-mère italienne, assise sur son fauteuil, sur le balcon de l’appartement, après avoir passé toute la matinée à préparer des escalopes panées que ma sœur et moi venions d’engloutir d’un trait. Je pensais au poème de Desnos : “Si tu savais comme le monde m’est soumis / Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière / Ô toi, loin de moi, à qui je suis soumis”. Au fait qu’Akerman a fait un film qui portait ce titre : La Captive. Que celui qui regarde est toujours captif. Que le piège se referme à cet instant sur nous. Que parce que nous la regardons avec cette intensité là, Jeanne Dielman est un peu plus libre que ce qu’elle est vraiment, parce que tout d’un coup son mystère lui est rendu, et nous un peu plus prisonniers encore de la fascination qui nous prend. Je me souviens que je pouvais regarder ma grand-mère pendant des heures sur son fauteuil, à me demander à quoi elle pensait, quelle partie secrète de sa longue vie défilait devant ses yeux. Je repense à combien elle m’était mystérieuse et, donc, à combien je l’aimais, à cet instant.
Le mystère irréductible d’un individu. Qu’au plus profond des mailles de l’aliénation, rien n'aliène jamais. Ce mystère qui fera toujours jaillir le cri sourd, le gémissement de plaisir ou de terreur, le coup de ciseaux sur le torse. Là où la force de vie se bat toujours, s’exprime tout compte fait, à travers le miroir déformant, donc forme finalement toujours plus monstrueuse, de ce que les structures sociales font de l’existence des femmes. Il y a peu de films qui ont le courage d’aller jusque là. Peu de films de nous offrir d'assister ainsi au supplice de la vie d’une autre, et de croire avec cette force là que l’amour que nous serons invités à lui porter soulèvera tout, en premier lieu notre propre vie. Il faut courir voir ou revoir Jeanne Dielman, ne pas en avoir peur : à la fin, l’amour nous attend.