Rome a été omniprésente dans l’œuvre de Fellini, et l’influence de la ville sur ses protagonistes toujours plus prégnante au fil de ses films. Il est donc logique de le voir aborder cette instance comme un personnage, d’autant que le sujet se prête particulièrement bien au traitement fragmentaire et à la narration non linéaire qu’il expérimente depuis Huit et demi.


Le sujet est idéal, infini, transversal, mais la pente est aussi glissante : on sait à quel point les fantasmes oniriques peuvent fermer la porte à certains spectateurs, en témoigne les limites de son précédent Satyricon.


Roma est pourtant une véritable réussite, probablement parce que le cinéaste y semble davantage impliqué en tant que personne qu’avec sa posture de démiurge. Cette ville est la sienne, en témoignent des séquences autobiographiques (la période fasciste) et intimes (l’arrivée du jeune homme à la pension), et le portrait souvent tendre qu’il fait de l’Italien dans toute sa splendeur : qu’il soit hippie ou automobiliste dans les embouteillages, spectateur, client d’un bordel ou simplement à table, c’est un homme truculent, hâbleur, de mauvaise foi, parlant, riant et pleurant fort. S’adjoint donc à un vaste tableau, celui d’un territoire, une galerie attachante de portraits qui renforcent son incarnation, permettent l’émotion et l’implication du spectateur.


Rome, dans son plan d’ensemble, est un réseau, qui va s’articuler sur deux axes majeurs : le temps et l’espace.


La première dimension permet un voyage parcellaire, où l’on navigue sans ordre particulier de l’enfance de Fellini à la période contemporaine en passant par l’âge d’or de l’Antiquité. Le fait de revenir régulièrement à la période contemporaine permet là aussi au kaléidoscope de garder du sens, dans un système d’échos fondé sur les liens et les contrepoints. La ville est un palimpseste infini, comme l’illustre cette splendide séquence au cours de laquelle on fore ses soubassements pour mettre au jour des fresques qui, au contact de la lumière, s’effacent à jamais.


Le second axe, celui de l’espace, fait le bonheur du talent visionnaire du cinéaste : des caves aux places, des routes aux scènes, Rome apparait comme une série d’alcôves vibrantes reliées entre elles à la fois par les voies urbaines et les filiations historiques. Les mouvements de caméra sont souvent latéraux, embarqués (notamment dans le splendide épilogue nocturne de la cohorte de motards déboulant sur la ville), et génèrent une sorte d’excursion touristique qui évite tout l’aspect muséifié et figé qu’on pourrait redouter. On pense par instant au projet de Vertov dans L’Homme à la caméra, par cette volonté de prendre le pouls d’un lieu collectif et l’admiration sans borne qui motive le montage.


Car dans cette exploration d’un lieu qu’il vénère et en qui il salue la Muse absolue, Fellini adjoint l’humour, l’irrévérence et la distance. Par l’incarnation de ses personnages de passage, par des piques envoyées aux instances dirigeantes (cet insolite et délicieux défilé de mode clérical), et enfin par l’autodérision dont il sait faire preuve. La séquence d’arrivée sur la ville par l’autoroute, fragment d’autant plus impressionnant qu’il fut tourné dans le fameux studio N°5 de Cinecittà, mélange ainsi les prises de vues et donne à voir le tournage lui-même, Fellini au travail, qui dirige depuis une voiture un plateau en mouvement. Il y a dans cette cohorte poétique et insolite quelque chose du Playtime de Tati, un regard acéré et ordonné, une quête de la beauté mobile du monde contemporain, doublée ici d’un regard amusé sur sa propension au lyrisme échevelé. La façon dont Ana Magnani ferme la porte au nez du cinéaste en lui disant d’aller se coucher le souligne avec malice.


Fellini a donc su trouver le point d’équilibre entre sa forme déconcertante et sa capacité à émouvoir le public ; une alchimie qui atteindra son apogée l’année suivante, avec l’intime et autobiographique Amarcord.


https://www.senscritique.com/liste/Cycle_Fellini/1804365

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le 17 sept. 2017

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