Trivial, vulgaire, cheap, libidineux, de mauvais goût, bégayant ses effets et ressassant son art passé, pour beaucoup, avec Femme Fatale, Brian De Palma serait devenu d'un seul coup un vieux con gâteux. Un peu comme mon Tonton Barnabé. Sauf que Tonton Barnabé, il n'était pas célèbre et il ne faisait pas de films.
Je l'aimais bien, Tonton Barnabé. Enfin, à quatre vingt seize ans, c'était plutôt Grand Tonton. Je l'aimais bien parce qu'il ne savait jamais, quand il me donnait la pièce, de combien il gratifiait mes visites. Les anciens et les nouveaux francs, c'était déjà difficile. Alors imaginez lors du passage à l'euro... Mon cochon tirelire, lui, se portait très bien, tellement rempli que, quand je le secouais, je n'entendais presque plus les pièces qui tintaient à l'intérieur.
Et il était rigolo, aussi, Tonton Barnabé, à raconter toujours les mêmes souvenirs et les mêmes histoires drôles qui ne faisaient rire que lui. Il bavait un peu aussi, de temps à autres. Et quand on allait au restaurant, lors des repas de famille, il essayait toujours de mettre la main au panier des serveuses. Mais Tonton Barnabé, avec l'âge, devenait irritable et de moins en moins sortable. Et les réservations au restau se transformaient en réunion de famille à la maison. Et généralement, à mi-repas, Tonton Barnabé, jusqu'alors rigolo, devenait ingérable, jusqu'à l'enfermer dans la cabane au fond du jardin pour avoir la paix et pouvoir finir tranquillement de bouffer.
Brian De Palma, pour moi, ne ressemble pas encore à Tonton Barnabé, loin de là. Car convoquer ses thèmes de prédilection ou ses meilleurs effets, ceux qui font reconnaître son cinéma et sa patte entre mille, ce n'est pas être atteint de sénilité ou bégayer. Il convoque au contraire, avec la même maîtrise, les atmosphères troubles, l'irréel, les doubles qui se rencontrent et s'épient, avec sa caméra en mode témoin, comme il l'a fait si souvent au cours de sa vie de cinéaste.
Il revient à ses marottes en distordant le temps, en se perdant dans la recréation d'un instant fugace, en le répétant. Il montre aussi son appétit pour les personnages pris dans les engrenages de machinations qui les dépassent, son goût de la scène forte qui reste pour toujours en mémoire, à l'image de celle du casse lors du festival de Cannes, audacieuse, d'un érotisme torride et d'une tension de tous les instants. Il y a enfin la réunion de tous ses effets de mise en scène, ses split screen vertigineux, ses superbes compositions, sa photographie inimitable. De Palma parade parfois, c'est un fait. Il joue peut être au je-m'en-foutiste scénaristique. Pas sûr. Mais Femme Fatale conserve une cohérence et un magnétisme de tous les instants. Il en rebutera beaucoup, peu importe. Car De Palma semble affranchi des contraintes. Il filme comme bon lui semble et il met en images ce qui l'attire : la femme.
Chez Brian, la femme est double, multiple, Fatale. Qu'elle soit blonde ou de jais.Toute aussi vulnérable que manipulatrice, inaccessible que prédatrice, dont la chevelure dorée, prisonnière ou libre, semble la faire sortir d'un film d'Hitchcock. Et il y a Rebecca, véritable muse autour de laquelle le réalisateur tourne, avec à l'évidence, les yeux de l'amour et du désir. Magique dans sa beauté, sculpturale, le sourire incendiaire, ensorcelante et vénéneuse. Elle fait tourner la tête d'un Antonio Banderas comme prolongement d'un réalisateur et d'un spectateur fascinés. Peu importe finalement comment cela se termine, la clarté d'une intrigue qui brouille ses repères temporels, pourvu que le désir soit exalté. Brian De Palma demeure quoi qu'on en dise un homme de goût, bon, peut être, mauvais pour beaucoup. Peu importe encore une fois. Car dans Femme Fatale, il est encore en pleine possession de ses moyens. Il y réussit encore à provoquer la réaction, à enfiévrer sa caméra, à porter à l'image et à enchaîner des scènes incroyables dont on se souvient longtemps après le générique final.
Oui, j'adore Femme Fatale. Je partage peut être les fantasmes cheap de vieux con d'un Brian De Palma considéré par certains comme en bout de course. J'assume. Le revoir hier soir m'a fait renouer avec le sentiment qui m'animait à la sortie de la salle en 2002 : enthousiasmé, ensorcelé et les yeux remplis de désir pour Rebecca et sa copine, Rie.
Si Tonton Barnabé avait tourné Femme Fatale, sûr qu'à chaque réunion de famille, il n'aurait pas fini enfermé dans la cabane au fond du jardin, c'est moi qui vous le dis. Je me serais plutôt assis à sa droite pour lui demander le numéro perso de la jolie Rebecca. Car sinon, il l'aurait à coup sûr gardé pour lui, le coquin.
Behind_the_Mask, en admiration devant le troisième âge.