Pour moi, le cinéma est entier, tout rond, tout carré dans ce film. Je l'ai vu mille fois, partout, sur VHS, à la télé, en dvd, en grande salle de ciné, dans un vieux cinéma du centre de Bordeaux et qui n'existe plus, en face du Français, lors de la ressortie des chefs-d'œuvre d'Alfred Hitchcock dans les années 1980 et même au ciné-club du collège Cassignol, toujours dans mon Bordeaux adolescent. Ah, si! Il me manque le Blu-ray !


Le souvenir le plus marquant reste cette séance du ciné-club. Je crois que c'est la deuxième fois que je voyais le film. Je me rappelle avoir adoré cette revoyure, l'ambiance que le film avait su imposer à cette salle de cantine, à ce public le cul torturé par des chaises inconfortables, je me souviens le plaisir cinématographique à l'état pur.


Je le revois aujourd'hui et je sirote encore la perfection dans l'écriture, le tempo, le jeu des acteurs, le son hitchcokien de ses films avec le bruissement de la ville, la musique jouée par un pianiste, les coups de klaxon au loin et les palpitations de cette cour. Dommage que le DVD soit si pauvre. A l'usage du Blu-ray, on prend des goûts de luxe.


Fenêtre sur cour est avant tout le cinéma parce que son thème principal est le rapport plein d'ambiguïté entre l'homme (le public voyeur) et le spectacle, même si celui-ci est intime. Surtout s'il est intime, devrais-je dire. La limite avec l'interdit est parfois floue. Et toute la saveur du film provient de cet entre-deux difficile à cerner.


SPOILER


Si le héros n'avait pas pénétré dans l'intimité de ses voisins, il n'aurait pu découvrir un assassinat.


FIN SPOILER


Au-delà du regard moral que l'on pose sur le voyeurisme, inspecté de fond en comble tout le long du film, c'est plus largement la question du bien et du mal qui s'invite à la réflexion. Que ce soit par le truchement du zoom de son héros ou bien par la caméra du cinéaste, l'intrusion de la vision est la même. Les implications violentes dans la vie privée des personnages sont différentes bien entendu (entre fiction et réalité), mais ce décalage est comme absorbé et annihilé par l'accord tacite entre le créateur de l'histoire et son audience. Le public "oublie" un instant l'irréalité de la fiction, accepte le jeu du faux-semblant, l'apparence de réel, a fortiori l'imposition d'une création de fausse réalité qui a tellement bien des airs du vrai, tout cela pour accéder au divertissement, au plaisir, au rêve ou à la pensée.


Et avec Alfred Hitchcock, on est servi! Il ne nous vole aucune part de la marchandise. On a droit à toute la panoplie du spectacle agréable et intelligent, redoutablement efficace. Le fond et la forme se confondent comme rarement au cinéma.


Le scénario est un petit bijou de huis clos qui fait oublier ses limites. La structure temporelle est incroyablement maîtrisée. Les enjeux romantiques sont insérés à l'histoire principale avec astuce. Le scénario très malin fait coïncider le devenir amoureux entre James Stewart et Grace Kelly avec les différentes histoires de couples.


Là encore, on a droit à toutes les situations imaginables : la danseuse courtisée pendant que son homme est au service militaire, le pianiste célibataire qui malgré les sauteries qu'il organise chez lui ne trouve chaussure à son pied, la femme plutôt mûre qui se désespère de ne tomber que sur des goujats, le petit couple de vieux avec leur petit chien sur leur petit balcon et qui semblent s'accommoder de cette petite vie tranquille, le jeune couple lors de leur nuit de noces et qui, petit à petit, découvre les joies de la routine quotidienne, le mari mangé par sa femme et que l'on soupçonne vite de l'avoir zigouillée, le photographe baroudeur qui hésite à abandonner sa liberté de célibataire pour s'engager avec une femme qu'il croit trop évaporée et citadine. On trouve même un détective privé dont l'épouse joue les standardistes au téléphone et pour finir une infirmière philosophe dont l'amour conjugal semble sans l'ombre d'une faille, qui ne s'analyse pas, comme une évidence. Cela fait beaucoup de monde et pourtant, tout ce fatras affectif s'imbrique à la perfection dans le récit.


Le texte est superbe. Certaines discussions sont écrites de façon à être entendues à double sens. Beaucoup d'ironie, d'humour pince-sans-rire émaille les répliques. On parle énormément dans ce film, sans doute moins qu'on ne regarde néanmoins.


Le travail des acteurs pour exprimer sans parole des émotions ou des réflexions est spectaculaire. Or, cela ne se limite pas aux comédiens principaux.


James Stewart est au sommet de son art dans ce domaine par exemple. Une large part du film repose sur ses épaules, je devrais dire sur son visage, son regard.


Grace Kelly apporte sa beauté à la fois naturelle et sophistiquée. Quelle incroyable créature ! Bien évidemment, sa blondeur, l'élégance de ses traits, surtout la féminité de ses gestes sont sublimés par la caméra d'Hitchcock, tellement habile à érotiser ses actrices.


Mais ces aptitudes à faire "parler" les corps, je le disais plus haut, ne sont pas limitées aux deux acteurs principaux, il y a deux ou trois scènes où Wendell Corey réussit à en dire long avec son visage et ses attitudes face à James Stewart et Grace Kelly.


Même si cette histoire ne produit pas un suspense démentiel, reste que la peur d'être vu éprouvée par le voyeur, d'être pris la main ou l'œil dans l'appartement d'un voisin est naturellement ressentie, mettant une fois de plus le spectateur devant ses contradictions, entre le désir de voir sans être vu et le sentiment de culpabilité d'être un voleur d'intimité, ce qui demeure un interdit social très fort. Ce suspense hitchcokien n'est peut-être pas aussi intense qu'il a pu l'être sur d'autres films, n'empêche, il n'est pas juste un procédé mécanique et astucieux pour divertir, il est très bavard et nous dit plein de choses qui fouillent l'âme à la recherche des petits trucs cracras qu'on y cache. Y a pas à dire, messieurs dames, monsieur Hitchcok sait raconter des histoires transcendantes! Y a du jus de cervelle derrière chaque image !


http://alligatographe.blogspot.fr/2015/07/rear-window-fenetre-sur-cour-hitchcock.html

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le 13 juil. 2015

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