Alors que Fight Club fête ses vingt ans, et dans une période où la polémique semble l’emporter sur tout sens critique, il est assez intéressant de se pencher sur le cas d’un film qui défraya la chronique avant de devenir culte.
Produit de son temps, le film est d’abord à resituer dans le contexte de la carrière de Fincher, petit prodige venu du clip, de la pub, et s’étant illustré par le coup d’éclat Se7en après une expérience difficile avec les grands studios pour un Alien3 qu’il aura tendance à renier. Fincher est alors un poseur : caméra virtuose, photo retraitée, son cinéma est filtré par une volonté d’iconisation trash qui ne ménage pas ses effets, au service de récits puissants et eux aussi ostentatoires dans leurs ressorts et leurs twists (Se7en, évidemment, mais aussi The Game). Le voir s’attaquer à la société de consommation entouré de deux stars du moment (l’ultra bankable Brad Pitt, et Norton sortant tout juste du succès d’American History X) ne semble donc pas manquer de cynisme.
Et de cynisme il sera en effet question. Fight Club prend le parti d’un incendie festif, d’un bucher jubilatoire qui va fouiller dans la cendre pour imaginer une illusion de renaissance. Dans une société zombifiée par le consumérisme, où le personnage principal n’a même pas de nom tant il se fond dans la masse, l’insomniaque se nourrit de la souffrance des autres pour approcher une souffrance qui ne lui est même plus rendue palpable, avant de découvrir un nouveau moyen d’être au monde, en plaçant son corps au centre des enjeux : ressentir la contusion devient le garant d’une existence. Toute la première partie se construit donc sur la ruine : abandon des biens matériels, rupture avec son emploi, et création d’une communauté interlope, nocturne et souterraine. Les indices qui font de ce nouveau monde un univers mental (dès la séquence d’ouverture qui surgit littéralement du cerveau du protagoniste, ou encore par la façon dont on ouvre ces portes qui mènent au sous-sol) sont légions, et la réussite première consiste en la construction d’une distance permanente. Avant la fameuse révélation, le recours à la voix off, qui permet au Narrateur de se trouver un alter ego sarcastique et passe-partout, le fameux « Jack », accentue cette sensation d’un spectacle à double bande qui nécessite un avertissement au témoin.
D’abord, sur ce monde à consumer, dans une critique acerbe qui invite au rejet le plus franc ; mais l’euphorie nihiliste ne se débarrasse pas de cette tonalité, qu’on retrouve notamment dans un humour que le film ajoute au roman de Palahniuc. Le Fight Club est une cour de récré destroy, avec sa bande et ses devoirs, ses copinages et son hystérie collective, qui passe elle aussi à la moulinette d’un regard désabusé les incorrigibles répétitions des erreurs humaines. D’une communauté libertaire à la recréation d’une nouvelle dictature, le pas est franchi bien vite, et l’homme qui se croyait libéré constate qu’il a forgé, dans son cri de révolte, de nouvelles chaines.
C’est cette malice désenchantée qui sauve le film du simple brûlot crypto-écrivez-ici-ce-qui-vous-parait-moral-de-dénoncer. Certes, la caméra est omnisciente, capable de parcourir la ville comme les déchets d’une poubelle, transformant un appartement en catalogue Ikéa ou un coït en un rollercoaster nauséeux, mais cette poudre aux yeux est lucide. Cette fluidité accompagne en réalité la construction d’un individu par la fragmentation, qui après avoir atomisé son quotidien, tuera le grand dieu du siècle (la consommation), puis le surhomme qu’il aura lui-même façonné. Cette alliance continue de la destruction et de la création pousse le film à de féconds paradoxes. Si la fin, fondée sur une lutte d’autant plus convenue qu’elle est associée au compte à rebours d’une bombe, essouffle un peu l’acidité des débuts, elle n’en est pas moins le palier vers une nouvelle étape. Le narrateur n’a pas fait sienne l’anarchie nihiliste, sans pour autant retourner dans l’inquiétant giron social. Tout au plus sait-il définir, au terme de cette "near life experience", ce qu’il ne veut plus, son geste décisif mettant un terme à une parenthèse uto/dystopique. Reste à définir « Where is my mind ».
Le temps a passé, et l’évolution de l’œuvre de Fincher pourrait fonctionner comme une ébauche de réponse. Le réalisateur a délaissé la pose des débuts, pour devenir un cinéaste minéral, préférant à la virtuosité ostentatoire des plans séquences le scalpel du cadre. Il n’a pas cessé de questionner la manière dont la structure sociale conditionne l’apparence des individus, (The Social Network, House of Cards, Gone Girl), ni la révolte nihiliste qu’elle peut générer (Zodiac, Mindhunter) : mais cette question de l’image passe désormais par une maturité qui, n’en déplaise à ses débuts tonitruants, rend son propos bien plus intense.
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/64C5xvRjCJI