C’est une histoire de vengeance. Et oui, encore. Vous en avez vu des films sur le sujet, forcément, un paquet même, probablement, une des marottes préférées du cinéma, assurément. Après tout on dit bien « œil pour œil » avant de lâcher « dent pour dent » et qui mieux que le septième art pour rendre les regards immédiatement ou pas, et dans ce dernier cas mettre en images le fameux : « la vengeance est un plat qui se mange froid » ? « Personne. » répond Yoji Yamada, brandissant en 1965 son Flag in the mist. Difficile de le contredire après visionnage de ce grand film noir, d’autant que la question était rhétorique.


Piège à conviction


Sur le papier d’abord, le film est un roman policier de 1961 que nous devons à Seicho Matsumoto dont vous connaissez peut-être Tokyo express ( écrit en 1958, disponible en poche chez Picquier ) ou encore Le vase de sable ( produit en 1987, paru lui aussi dans la collection poche de Picquier ) porté au cinéma en 1974 par Yoshitaro Nomura. Tenez d’ailleurs, il se trouve que c’est au même scénariste que nous devons l’adaptation de ce dernier et celle du film qui nous intéresse ici. Shinobu Hashimoto qu’il s’appelle le gaillard et vous avez très certainement vu poindre le bout de son nom au générique de nombreux films d’Akira Kurosowa dont Rashomon ( 1950 ), Vivre ( 1952 ), Les sept samouraïs ( 1954 ), Vivre dans la peur ( 1955 ), Le château de l’araignée ( 1957 ), La forteresse cachée ( 1958 ), Les salauds dorment en paix ( 1960 ) et Dodeskaden ( 1970 ). Oui, ça en fait des chefs d’oeuvre et le bougre est loin de s’en être contenté. Mikio Naruse, Tadashi Imai, Kihachi Okamoto ou encore Masaki Kobayashi sont autant d’autres grands cinéastes à avoir pu compter sur ses services et ce à plusieurs reprises. Ah et en parlant de Kobayashi, ajoutons que Flag in the mist compte une autre plume à avoir œuvré dans sa filmographie. Je dis plume, mais il s’agit là à proprement parler d’un monteur, enfin on dit bien que le montage est la réécriture du scénario, non ? Bref, il s’agit de Keiichi Uraoka et si jusqu’alors le nom ne vous disait pas grand chose, nul doute que vous en connaissez les œuvres : de Kobayashi à Oshima, de la trilogie de La Condition de l’Homme ( 1959 – 1961) à L’Empire des sens ( 1976 ), pour ne citer que celles-là.


Et si je vous disais maintenant que le ramage de cette sale affaire de vengeance est à la hauteur de son plumage ? J’entends bien que c’est dur à croire, d’autant que ça n’a l’air de rien là comme ça à la lecture du synopsis que voici : Kiriko Yanagida ( Chieko Baisho ) est une dactylo de vingt ans sans problème, contrairement à son frère aîné ( Shigeru Tsuyuguchi ) accusé à tort du meurtre d’une vieille usurière auprès de laquelle il s’était endetté. Afin de défendre son frangin, la jeune femme se met en tête d’embaucher le maître parmi les maîtres, le cador du barreau : Kinzo Otsuka ( Osamu Takizawa ). Le problème c’est que l’avocat exerce à Tokyo et Kiriko, elle, habite à Kumamoto, ce qui représente quelque chose comme 885 kilomètres à vol d’oiseau, soit près de 1200 kilomètres de route et bien qu’on parle aujourd’hui de ces trains hyperloop qui fileront justement à 1200 km/h, vous vous doutez bien qu’en 1965 c’est une toute autre histoire. Peu importe, la dactylo est déterminée comme pas deux et ne fléchira jamais durant les presque deux heures de film. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire la voilà affairée et partie.


Le générique d’ouverture du film, x gares et pas moins de trains plus tard, la voilà arrivée au cabinet de maître Otsuka. Tous ces rails avalés pour entendre le juriste lui avancer qu’il n’a pas de temps à lui accorder… Inutile d’insister, d’autant que l’affaire lui semble perdue d’avance. Non, vraiment, mieux vaut ne pas y penser, surtout que les émoluments du magistrat ne sauraient se contenter des petits bas de laine de la dactylo. Pourtant, le cas n’a rien de bien compliqué et aurait même pu être résolu en un tour de bras ( gauche en l’occurrence ). Enfin, peu importe ce meurtre et même son procès, finalement. Si l’affaire est d’une facilité déconcertante, c’est pour mieux souligner la faiblesse du jugement humain, grossir la grossière bourde judiciaire, servir sa vengeance afin de rendre une histoire humaine complexe et un sujet pas moins captivant. En ce bas monde, il n’y a pas une justice, il y en a deux : celle réservée aux riches et celle jetée aux pauvres. La justice n’est pas aveugle, elle est borgne et vraisemblablement incapable de tourner la tête en la faveur des uns et des autres, préférant les uns aux autres. Une idée que Koichi Abe ( Yosuke Kondo ), journaliste dans le film, souhaite dénoncer dans un futur article en se basant sur l’histoire de Kiriko. Manque de bol, le pitch du papier et cette histoire de meurtre n’emballent pas le rédacteur en chef du canard, qui aimerait quelque chose de plus social. Ça tombe bien, car si le billet tombe malheureusement à l’eau, Yoji Yamada sait y faire dans ce domaine et profite de son Flag in the mist pour projeter tout son talent sur l’injustice tendue en toile de fond.


À vau-l'eau justice


Roman, scénario, synopsis, article, je vous ai jusqu’à présent parlé essentiellement d’écrits et pour cause le film l’est et particulièrement bien. Après tout, l’histoire s’articule sur un squelette judiciaire et il convient que tout soit méticuleusement préparé. Ne vous méprenez pas, la pellicule n’est pas pour autant verbeuse et demeure éminemment cinématographique. Il faut dire que l’oeuvre sur laquelle elle s’appuie est particulièrement visuelle et aura inspiré plusieurs adaptations pour petits et grands écrans : les téléfilms de Akihiko Shigemitsu et Meiji Fujita, respectivement diffusé en 2010 et 2014, ainsi que le film de Katsumi Nishikawa réalisé en 1977. C’est donc à Yoji Yamada que revient l’honneur, quatre ans après la parution du livre de Matsumoto, d’ouvrir de la plus belle des manières le bal des portages. Notez que le cinéaste connaît l’écrivain, du moins son oeuvre, puisqu’il assiste Shinobu Hashimoto sur l’adaptation de Zero Focus pour Yoshitaro Nomura en 1961. Et ça se voit, tout de suite, dès les premières images du film qui captent le périple ferroviaire de Kiriko. Un imagier de fer et de vapeur cher au romancier, qui a parmi ses nombreux mérites celui de nous mettre directement dans l’ambiance d’un film noir. Et oui Yoji Yamada, le réalisateur de la joyeuse série Otoko wa tsurai yo dont il réalisera quarante-sept des quarante-neuf films, s’est frotté au genre et autant vous le dire tout de suite : avec Flag in the mist, il n’a pas fait que s’y essayer.


Je pourrais longtemps argumenter en ce sens, citer pèle-mêle une plâtrée de scènes, mais non, je me contenterai de cette longue séquence de filature dans les petites ruelles d’un quartier résidentiel perdues dans la brume du soir. Kiriko, devenue hôtesse dans un bar de Tokyo durant la deuxième moitié du film, est amenée à suivre l’amant volage d’une de ses collègues. La scène s’ouvre sur l’enjoliveur rutilant d’une voiture dans lequel se reflètent les jambes de Kiriko, occupée à faire les cent pas devant la maison du coureur de jupons. Ah, le voilà qui sort, la traque peut enfin commencer. Dédales du métro tokyoïte, rue déserte dont s’est déjà emparé le brouillard, tunnel, voyette, escaliers, à gauche, à droite, en bas, une petite porte et nous voilà devant les pénates de la présumée maîtresse. L’homme y entre, Kiriko se planque et une femme d’âge bien mûr en sort. La jeune hôtesse décontenancée décide de suivre la nouvelle venue avant d’abandonner l’idée et retourner guetter l’entrée de la maison.


Un moment passe et alors que Kiriko croque le marmot, un homme pressé, à la silhouette vaguement familière, surgit de la ruelle avant de disparaître dans la brume. Pas le temps de le prendre en chasse, d’autant qu’au même moment un taxi s’engouffre dans le coin et dépose une femme dans la venelle. La filature reprend de plus belle et voit l’inconnue entrer dans la fameuse chaumière. Kiriko s’approche et jette un œil par la porte qui s’ouvre tout à coup sur le visage paniqué de l’étrangère. C’est Michiko Kouno ( Michiyo Aratama ), Kiriko la connaît et la soupçonne même de filer le parfait amour avec Otsuka, l’avocat. Sa mine affolée, Michiko la doit à ce qu’elle a vu à l’intérieur : le jeune homme qu’on suivait plus tôt gît dans une mare de son propre sang. « Ce n’est pas moi, je n’ai rien fait », crie-t-elle à Kiriko en lui implorant d’être son témoin avant de s’éclipser. Kiriko accepte et sort à son tour, avant de faire demi-tour et de tomber sur un des gants de Michiko. Elle tient là l’instrument de sa vengeance, celui qui lui permettra d’inculper la femme chère au cœur du juriste qui a refusé de défendre son frère, quitte à disculper le réel meurtrier qu’elle a vu déguerpir quelques minutes plus tôt.


Une séquence glaçante au cours de laquelle Yamada se fait une joie de brouiller le moindre de nos repères. Le réalisateur dilue le temps, comme il le fait si bien depuis le début du film, pour mieux découper l’espace et rassembler une bonne partie des nombreux personnages du long-métrage. Le monde de Flag in the mist est petit, si petit et concentré que tout coïncide et pousse Kiriko à une vengeance qu’elle n’avait jusqu’alors probablement jamais envisagé. Une scène à l’image du film : observateur méticuleux et froid qui donne à voir les Hommes tels qu’ils sont vraiment et ne cherche pas à appuyer un message moralisateur ou autre jugement. Flag in the mist ne prend pas position, il n’accuse pas, n’est pas plus juge qu’avocat, le film est un témoin et son rapport n’est pas plus en faveur des innocents que des coupables, c’est un plaidoyer pour l’Homme, ses forces et surtout ses faiblesses.


Et donc, au final, quel est ce pavillon drapé de brumes qui donne son titre au film ? Il ne s’agit certainement pas du drapeau blanc, les personnages de Flag in the mist ne sont pas du genre à capituler, mus par leur propre conception de la justice. Non, à travers ses clins d’œil répétés à l’hexagone, entre le bar nommé Bonsoir dans lequel se met à travailler Kiriko, le restaurant français que tient Michiko et les chansons françaises qu’on entend de-ci de-là, c’est bien l’étendard en berne du « pays des droits de l’Homme » que le film hisse à mi-drisse. Et puisque nous parlons de justice, peut-être serait-il temps de la rendre à Flag in the mist en lui donnant la distribution qu’il mérite.


Article d'abord publié avec un chouïa de mise en page sur le site Plan Tatami

CorentinPtrs
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le 7 août 2017

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