Miroirs aux alouettes de l'aristocratie

Quelle surprise de découvrir un Erich von Stroheim aussi impétueux devant et derrière la caméra, dans une telle satire sociale de la mondanité monégasque, après (mais avant, chronologiquement) son interprétation toute en rigidité — physique et morale — du commandant von Rauffenstein dans La Grande Illusion. Son opposition toute relative avec Jean Gabin, le lieutenant Maréchal, dans une communion de classe fort déroutante, laisse place ici à une opposition bien plus franche entre membres de classes différentes : l'histoire de trois canailles qui revêtent les habits d'éminentes figures aristocratiques, avec une connaissance très fine des codes de ce milieu, pour mieux détrousser les grandes fortunes qui peuplent les hautes sphères de la société - sans pour autant oublier de voler les plus miséreux à portée de main.


Ce dernier point n'est qu'un détail du scénario de Folies de femmes mais il donne tout de même un bon aperçu du soin avec lequel est dépeinte l'entreprise des trois larrons, vue à travers un prisme très clairement dénué de manichéisme. Il n'y a pas les détenteurs de l'éthique d'un côté et les mécréants aux dents longues de l'autre, seulement des anonymes (on ne connaîtra jamais les vrais noms des usurpateurs) pas vraiment à cheval sur la morale et prêts à tout pour arriver à leur fin. Pendant un long moment, le groupe formé par le prétendu comte Karamzin et ses deux fausses cousines russes Olga et Vera est accompagné dans ses escroqueries par un ton étonnamment désinvolte. De ce détachement se dégage une certaine bonhommie, et on suit von Stroheim dans ses excursions de séducteur avec un net amusement. On rit en le voyant plumer de riches héritières, se donner des airs de haut gradé fin lettré et très demandé ou faire du chantage affectif pour récupérer les gains d'un jeu au casino... jusqu'à ce qu'on apprenne qu'il soutire de l'argent (entre autres abominations) à une pauvre domestique en simulant des pleurs pour solliciter sa pitié pécuniaire, elle qui attend vainement le mariage promis depuis des lustres — un miroir aux alouettes fort lucratif. Et Foolish Wives ira bien plus loin dans le sordide.


Au-delà d'un certain point, le récit s'écarte de la comédie pure et s'engage dans une toute autre voie, en exploitant une veine tragique d'une stupéfiante noirceur. Du pré carré de la farce enlevée, avec son cortège de flatteries intéressées logées au sein de combines de haut vol, on bascule progressivement dans le drame qui s'est noué en toile de fond, sans qu'on y prête réellement attention. Certains méfaits ont laissé des cicatrices, et la jalousie combinée à la prise de conscience d'une malhonnêteté absolue acculeront l'arnaqueur de première classe derrière un mur de flammes. Avant que l'histoire ne plonge plus avant dans l'expression d'une monstruosité accablante, on notera tout de même cette pointe d'humour : le comte Karamzin s'échappe d'une tour incendiée en sautant le premier par-dessus la balustrade, délaissant la femme qu'il courtisait dans la chambre en feu, sous prétexte qu'il voulait tester le filet de sécurité tendu par les secours en bas. Suite à quoi la pauvre incendiaire se suicidera en se jetant à la mer et le comte, victime d'une humiliation publique, ira tenter sa chance du côté d'une simple d'esprit (il s'agit d'un viol), en l'occurrence la fille d'un faux monnayeur qu'il connaissait à travers son réseau de malfrats. Volonté de la part de von Stroheim ou simple difficulté au cours d'un montage (réputé pour son caractère épineux et probablement à l'origine du rythme parfois bancal), on retrouvera son personnage traîné et jeté dans les égouts sans qu'on ne comprenne vraiment comment on aboutit à cette situation quelque peu obscure. L'image reste choquante.


La conclusion de cette fable hautement cynique se montre très cruelle quant à la représentation de la lutte des classes qu'elle renvoie, en trouvant pour point de chute de ce parvenu et ancien habitué des palaces guindés une fange abjecte. Que de monstruosité(s) pour dénoncer le pouvoir de l'argent ! Monte-Carlo s'apparente à un enfer sur Terre, un lieu gangréné par d'innombrables ignominies, loin du décor de carte postale en bord de mer. Le ton de Folies de femmes, empreint d'une ironie féroce et empêchant tout processus d'identification ou d'empathie, apparaît à ce titre en opposition totale avec la norme cinématographique de son époque.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Folies-de-femmes-de-Erich-von-Stroheim-1922

Morrinson
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le 25 nov. 2019

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Morrinson

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