Évacuons immédiatement la critique principale faite au film de Zemeckis: Forrest Gump serait une ode immonde au conservatisme le plus abjecte et à l’Amérique profonde de papa.
Il me semble clairement que cette critique ne se focalise que sur un des multiples aspects du film de Zemeckis et qui plus est en le comprenant mal (ou en faisant semblant de ne pas comprendre) plaquant sur le film une vision simpliste (à ce niveau cela pourrait être presque perçu comme un hommage au personnage), voire parfaitement biaisée et manquant singulièrement de perspective et de remise en contexte.
Forrest Gump est un film qui, entre autre, revisite l'histoire des USA entre la période de l'après-guerre et la fin des années quatre-vingt à travers les yeux d'un personnage candide, procédé classique s'il en est, et ses personnages se veulent par moment le reflet symbolique du zeitgeist de la nation et de ses multiples aspects à travers cette période.
Cette volonté ne veut pas dire que cette incarnation symbolique de l'Amérique au travers de personnages soit monolithique.
Si Forrest Gump peut effectivement par moment représenter une Amérique aux valeurs conservatrices, alors que Jenny à travers ses expériences et sa vie plus dissolue représente le côté plus sauvage ainsi que la contre-culture de l'Amérique, et que le réalisateur en joue comme lors de cette scène où Forrest et Jenny se retrouvent face à la foule de protestataire au Lincoln Memorial Reflecting Pool se voulant sans doute symbolique de la réunion de deux Amériques après l'événement traumatisant que fut la guerre du Vietnam pour la nation, le personnage incarne aussi a d'autres moments des valeurs beaucoup plus progressistes comme son incapacité à comprendre la ségrégation raciale lorsqu'il tend le livre qu'elle a fait tomber à la jeune fille lors de la scène avec le gouverneur Wallace ou la relation d'amitié qu'il entretien avec Booba.
Lorsqu'il est invité par Jenny après leur retrouvaille à une réunion des Black Panther, Forrest Gump n'y voit qu'une fête entre amis et n'accorde aucune importance à la couleur de peau des gens présents. Probablement car sa maman lui a appris à ne pas juger sur les apparences, mais sur les actes: "Stupid is as stupid does" (N'est stupide que ce que l'on fait de stupide) répète-t-il souvent.
Faire du personnage de Gump le porte drapeau d'un agenda conservateur démontre simplement une incompréhension fondamentale du personnage, et des thèmes sous jacents qui parcourent le film.
De même, il n'est pas question de penser que le film est une ode aux bienfaits de la stupidité face à l'intelligence. Forrest ne fait rien de fondamentalement stupide au cours du film (Stupid is as stupid does encore une fois), mais prend ses décisions rapidement, sur un coup de tête, se laisse porter par les opportunités qui se présentent à lui comme la plume de l'introduction se laisse porter par le vent. Certains diront que c'est particulièrement irréfléchi, et ils auront raison, mais le but est-il de faire l'apologie des décisions prises à l'emporte pièce ou de l'obéissance aux ordres? Je ne le crois pas.
Et puis quand bien même, "Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux!" ne me semble pas être la phrase la plus à coté de ses pompes qu'on puisse trouver dans la bible.
Tout le film est une réflexion sur l'existence humaine et le destin des hommes. L'introduction du film est une introduction de ce thème: la plume portée par le vent termine sa course au pied de Forrest Gump comme si c'était le hasard qui aboutissait à ce qu'on entende l'histoire de Forrest plutôt que celle de la personne sur laquelle elle a failli se poser juste avant.
Forrest Gump le dit littéralement lors d'une scène du film: " Je ne sais pas si c'est maman qui avait raison ou si c'est le lieutenant Dan... Je sais pas si nous avons chacun un destin... ou si nous... si nous nous laissons porter par le hasard comme sur une brise... Mais je... je crois que c'est peut-être un peu des deux... peut-être un peu des deux arrive en même temps."
Face à cette question, nous sommes tous aussi démunis que Forrest, et le film ne cherche pas forcément à donner une réponse, même si je crois que la plume dans le vent du début et de la fin est une manière d'y répondre ou en tout les cas de pencher plus vers une des deux explications; quoi que, tout ça découle de décisions prises par un démiurge appelé réalisateur, alors, allez savoir...
A travers le film, les personnages de Forrest et de Jenny ou parfois du Lieutenant Dan vont servir d'illustration sur cette question complexe du destin. Forrest ne planifie rien, et se laisse porter par l'instant. Jenny, pour sa part sait ce qu'elle veut faire et devenir. Lorsqu'elle demande à Forrest ce qu'il veut être plus tard dans une scène, il lui répond simplement:" Est-ce que je ne serai pas...moi?" Et Jenny, en dépit de toute sa planification et de ses rêves de succès, sera aussi ballotée par la vie que Forrest. Mais Gump n'en demande pas trop, il vit chaque expérience au moment présent quand Jenny a besoin de plus, probablement afin de fuir son passé et les abus aux mains de son père.
J'aime beaucoup le personnage de Jenny, et je ne comprends pas que tant de gens semblent la déconsidérer. Certains la traite même de profiteuse et de manipulatrice pour ne pas dire autre chose. Mais pas Forrest! Il la voit simplement comme quelqu'un qu'il aime. Je le crois plus malin qu'un paquet des spectateurs sur ce coup là.
Le lieutenant Dan est aussi une autre manière de discuter de ce thème du destin. Il est convaincu que son destin était de mourir à la guerre, et Gump lui arrache ce destin pour le condamner à une vie amoindrie par son handicap lorsqu'il lui sauve la vie. Il en devient aigri, car cette vie dont il croyait contrôler chaque aspect (jusque dans la mort qu'il s'était choisi), lui échappe; il n'est plus le maitre de son destin. ce n'est que lorsqu'il se laissera aller et saisira les opportunités qui se présentent à lui sur le moment (aussi absurdes soient-elles, comme de devenir matelot sur un crevettier) plutôt que de partir d'une idée préconçue, et lorsqu'il défiera l'idée même de destin lors de cette scène où il défie Dieu de couler le navire, qu'il redeviendra paradoxalement maitre de sa propre destinée, et acceptera sa nouvelle vie, ce qui fait dire à Forrest qu'il a "fait la paix avec Dieu".
La structure du film elle même participe de ce questionnement, puisque le film est construit comme une succession d'anecdote plutôt qu'à travers une structure plus classique. On passe souvent d'une scène à l'autre ballotté par la nature épisodique de la mémoire de Forrest alors qu'il conte aux passants ses expériences et les conclusions souvent pleines de bon sens qu'il en tire.
J'apprécie également particulièrement l'influence évidente du cinéma de Frank Capra sur le film de Zemeckis. La figure naïve de Forrest Gump n'est pas sans rappeler les héros de Capra tels que Longfellow Deeds dans l'extravagant Mr Deeds ou Jefferson Smith dans Monsieur Smith au Sénat. Et le film a eu le même genre de détracteurs (que nous ne qualifierons pas, à la fois par correction, et aussi à cause de la pitié que nous inspire leur condition émotionnelle) que ceux qui fustigent, à l'époque comme aujourd'hui, la "mièvrerie" de Capra .
Zemeckis, comme Spielberg font partie de ces cinéastes qui tentent de maintenir vivace une certaine tradition hollywoodienne héritée des grands maîtres, me semble-t-il.
Et puis, de manière plus importante que tout cela, j'aime beaucoup Forrest Gump pour des raisons que je ne m'explique pas vraiment et qui dépassent les vaines tentatives de justification que j'essaye de fournir ci-dessus.
C'est un film qui parait durer une heure de moins que ses cent-quarante-deux minutes affichées. Un film interprété de main de maître par une batterie d'excellents acteurs que ce soit Gary Sinise qui sera à jamais le lieutenant Daaan, Robin Wright, l'ensemble des seconds rôles et bien entendu Monsieur Tom Hanks qui mérite bien le deuxième Oscar de sa carrière pour son interprétation. Un film aux effets spéciaux qui rencontrent la définition de l'excellence, à savoir que les meilleurs d'entre eux sont ceux qui restent invisibles.
Un film bercé par l'excellente bande originale composée par Alan Silvestri et dont le thème principal vous flotte dans la tête comme la plume du générique.
C'est un film que je trouve magique et que je regarde systématiquement lorsque par hasard je tombe dessus. Et si le hasard ne le met pas sur son chemin, alors, je force le destin et insère la galette dans mon lecteur au moins une fois tous les deux ans pour regarder 40 ans d'histoire des USA défiler devant moi alors que je suis assis sur un banc à écouter Forrest.