Four Letter Words (2000) est le tout premier long métrage de l’Américain Sean Baker, le récent palmé au festival de Cannes 2024 pour Anora. Il s’agit du troisième film de lui que je visionne et je commence à saisir sa méthode qui consiste à montrer un groupe qui s’agite beaucoup, pour faire sentir l’état de la société, un état peu reluisant il faut bien le dire et ce quel que soit le pan de la société qu’il choisit d’ausculter.
Ici, un groupe d’étudiants probablement assez typiques du début du siècle profite d’une soirée dans la maison de l’un d’entre eux qui a pu les inviter parce que ses parents lui ont laissé les clés pour quelques jours. Ils doivent avoir 20 ans environ, soit l’âge de tous les possibles. Mais ils sont livrés à eux-mêmes et sont là pour faire la fête, entre eux. Alors, toute une première partie les montre dans leurs pires moments. En effet, il est 3h du matin et les effets de l’alcool se font sentir.
L’un d’entre eux vomit aux toilettes, pendant que d’autres jouent au ping-pong avec palets sur table au sous-sol, pendant que le plus gros de la troupe discute au salon. Autant dire que la discussion ne vole pas haut et que les esprits commencent à s’échauffer.
Il faut dire que les deux dernières filles qui s’accrochaient encore viennent de partir, malgré des tentatives maladroites pour les inciter à rester. Impossible de savoir combien sont venus au début, mais ils doivent être encore dix-quinze à rester et à se lâcher.
Hésitations
On sent qu’il s’agit d’un premier film, parce que visiblement le réalisateur manque de moyens pour filmer autre part que dans cette maison. Les rares extérieurs se concentrent dans le jardin ainsi que dans la voiture, où trois d’entre eux s’échappent. De plus, la situation de début est assez confuse, suffisamment déstabilisante pour décourager des spectateurs égarés par hasard devant ce film. Les personnages s’agitent et parlent un peu de façon désordonnée, on peut légitimement se demander où le réalisateur veut en venir. Cette première partie, qui sonne le creux, va même en s’éternisant et on trouve le temps long alors même que le film s’annonce plutôt court (1h22).
Un début d’intérêt
En fait, on arrive à la conclusion que ces jeunes adultes ont du mal à trouver leur place lorsqu’ils sont en groupe. Ils sont obsédés par leurs potentielles histoires avec des filles qui ne sont plus là. À les écouter, on comprend que ces filles n’aient pas eu envie de rester. Bref, en groupe, chacun a une attitude stéréotypée que l’alcool et l’heure avancée n’arrangent pas. Pour la désinhibition, il faudra attendre. En fait, pas tant que cela, parce qu’on constate en deuxième partie que, lorsque ces jeunes se retrouvent en petits groupes, ils abordent des sujets beaucoup plus personnels. Il s’avère que ce ne sont pas les imbéciles heureux qu’on aurait pu imaginer au premier abord. Chacun a ses soucis mais aussi ses centres d’intérêt et ses projets.
Un titre intrigant
Sean Baker montre donc qu’il ne faut pas se fier aux premières impressions, ses personnages étant plus intéressants qu’ils nous apparaissent au premier abord. Malheureusement, il leur faut du temps et des conditions particulières pour se débarrasser de leurs personnages publics plutôt rebutants. La question demeure de ce qu’ils feront de leur vie : sera-t-elle davantage influencée par leurs personnages publics ou bien par leurs personnalités profondes ? Le titre du film, un peu énigmatique, nous donne à réfléchir et apporte peut-être une indication sur ce que le réalisateur a en tête. En effet, il signifie « Mots en quatre lettres » qui peut aussi bien correspondre à une expression typiquement américaine, qu’à un slogan ou bien le leitmotiv d’une vedette de la TV. Mais l’expression m’incite à tenter le mot compte triple comme au scrabble, car des mots en quatre lettres du vocabulaire anglo-saxon, j’en vois quelques-uns (drug, fuck, shit, girl, etc.) mais l’expression sonne un peu comme un moyen détourné de ne pas sortir une grossièreté. Et puis, si le mot « girl » évoque l’obsession de ces adolescents quasiment tous puceaux « drug » ne correspond pas à grand-chose montré dans le film. Quant aux mots « fuck » et « shit » ils sont tellement banalisés qu’ils ne me semblent pas vraiment révélateurs. Mon idée serait plutôt que Sean Baker évoque le manque de vocabulaire de ces jeunes dans la première partie de son film, soulignant l’aspect très limité de leurs obsessions, même si c’est évidemment exagéré, surtout en considérant la suite du film. Il reste une dernière possibilité, tirée par les cheveux, qui serait que le titre évoque les paroles de protagonistes avec des prénoms en quatre lettres.
À suivre
Four Letter Words signe donc les débuts de Sean Baker derrière la caméra, avec un film d’ados qui, dans un premier temps, dresse un tableau désolant avant de se révéler plus intéressant ensuite. Le manque de moyens n’empêche pas de sentir un certain potentiel. Ceci dit, si Sean Baker n’avait pas réussi à poursuivre son aventure filmique, ce film aurait très bien pu tomber aux oubliettes. D’autant plus qu’aucun de ses jeunes acteurs n’est ensuite parvenu à la notoriété. On remarque qu’il aime bien alterner les points de vue, en montrant ce qui se passe en simultané en plusieurs endroits différents. En première partie, c’est dans des pièces différentes de la maison, en deuxième partie, c’est dans la maison, à l’extérieur (jardin) et dans la voiture. On remarque aussi que si l’essentiel se passe dans un pavillon de banlieue, donc dans un milieu qui n’évoque pas la misère financière, la décoration est d’une réelle banalité, comme si les occupants n’avaient que peu de personnalité ou de références culturelles par exemple. Avec des moyens limités, Sean Baker fait donc sentir qu’il sait quand même ce qu’il fait, avec des personnages à plusieurs facettes et un montage maîtrisé.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné