Le gorille atone et l'aigle doré
À en lire l’ensemble des critiques, le troisième film de l’américain Bennett Miller ne serait pas loin du chef d’œuvre en révolutionnant tous les codes inhérents au drame et au thriller, grâce au traitement inhabituel, c’est-à-dire sans esbroufe et avec un détachement qui frise ici la dévitalisation, d’une histoire vraie en soi totalement saugrenue et presque incroyable. La relation qui s’instaure entre un milliardaire excentrique et deux frères champions de lutte auréolés d’une médaille d’or légendaire est avant tout un rapport de dominant à dominés, teinté d’un mécanisme de vampirisation et d’accaparement que l’homme d’affaires richissime, réellement toqué de ce sport olympique, sans que ses motivations en soient tout à fait claires (peut-être une homosexualité refoulée pourrait-elle en être le motif idéal), agence et fait fonctionner de manière pernicieuse, à peine perceptible.
L’impression d’une perception ténue et clinique, de la volonté d’une mise à distance recherchée amenant à des personnages désincarnés aux réactions anormales, autrement dit n’obéissant pas tout à fait aux schèmes coutumiers du comportement, domine largement le film qui tourne systématiquement le dos aux effets dramatiques et aux rebondissements. Ce choix sera néanmoins largement bafoué dans une résolution qui marque l’accélération et l’emballement, comme si, au bout de deux longues heures, le réalisateur de Truman Capote n’avait plus su quoi faire de son film. Lequel, à force de pratiquer l’ellipse (celle du revirement de Dave en constituant la plus grande faiblesse) et une certaine froideur, qui n’empêche hélas pas de sombrer dans une psychologisation de bas étage (ah la scène de libération des chevaux sur la musique décidément incontournable d’Arvo Pärt), se révèle ennuyeux et presque grotesque. Si la puissance financière peut en effet permettre à John Du Pont de satisfaire ses caprices (de coach ou de petit dictateur), on saisit mal pourquoi il la met pour s’offrir un champion sans le moindre charisme, plus proche du gorille décervelé que de l’athlète séduisant. En dépit de sa prothèse nasale ridicule (obligeant le très cabotin et mauvais Steve Carell à opter pour un port de tête risible), le milliardaire semble manquer de flair en pariant sur cette paire ringarde et sans attrait.
Pour ce qui est de la vampirisation à dimension œdipienne ou homosexuelle, on reverra la comédie pétulante de Steven Soderbergh : Ma vie avec Liberace. En ce qui concerne la déchéance des sportifs de combat, The Wrestler de Darren Aronofsky était autrement plus habité et inspiré. Enfin La Musique du hasard du romancier Paul Auster scrutait avec habileté et discernement l’épopée de deux pauvres hères tombés dans les rets d’un aristocrate pervers. Certes très différentes, ces trois œuvres avaient au moins le mérite de saisir à bras-le-corps leur sujet. Ici la retenue permanente dissimule mal les petits calculs voyants et inintéressants d’un cinéaste se croyant plus malin qu’il est.