Ralentissement moteur, apathie, fatigue sévère, idées noires, problèmes de concentration, désespoir, perte de motivation, plaisir absent : FRANCE n’est pas un film, c’est une dépression. Les symptômes sont bien là. Que faire ? Eh bien, pas grand-chose. Bruno Dumont, en bon chaman-cinéaste, ne prescrit aucune boîte d’antidépresseurs à son sujet et préfère, dans un geste moins médical que radical, combattre la maladie par la maladie. Résultat : FRANCE est un film déprimé sur un monde déprimé pour des gens déprimés. C’est une œuvre que l’on rumine comme un chagrin à la source inconnue. Si tout est d’une grande tristesse dans FRANCE, c’est moins pour les larmes qui coulent sur le visage de Léa Seydoux que pour le désarroi du spectateur, subissant les écarts de Dumont plus qu’il n’arrive à les suivre. Difficile – voire impossible – de s’éprendre d’une telle radicalité, allant à l’encontre de tout plaisir de regarder. Puisque regarder, chez Dumont, c’est éprouver chaque plan, dans le sens le plus dur et désagréable du terme. Et pourtant, derrière cet inconfort permanent, se cache une œuvre fascinante ; une sorte d’autoréflexion sur l’image médiatique, sur son réel fabriqué, et par conséquent, irréel.


Le prologue tranche dans le vif, loin des précédentes expérimentations du bougre : efficace en surface, la conférence de presse « macroniste » tourne rapidement à vide pour ne proposer, par la suite, qu’un programme – inattendu certes – de vanités, d’ennui et de toiles inanimées. Si tout amène à l’échec de la satire, c’est aussi parce que FRANCE n’en a pas la tonalité. Car là encore, FRANCE préfère se concentrer sur son personnage éponyme et sur sa trajectoire dans un monde déréalisé. Dumont filme alors Léa Seydoux comme il filmerait chacune de ses héroïnes blessées (que ce soit dans Jeanne ou Hadewijch) : comme un visage en quête d’empathie, de pardon, d’émotion, et même d’immersion. Car si le film est autant marqué par la distance, c’est bien parce que France vit dans un monde qui ne jure que par l’éloignement. Il faut dès lors quitter l’hypocrisie et le faux pour enfin s’émouvoir de quelque chose, d’une nouvelle beauté, d’une vérité, d’un accident, d’une rencontre. Baptiste (Jawad Zemmar), sacré Baptiste, gueule d’imperfection, criante de vérité face au visage pâle et raffiné de France. La rencontre fait des étincelles, écorchant à vif l’image propre et superficielle de France : Dumont, plus que jamais, confronte ici le vrai et le faux, le laid et le beau, le réel et sa représentation.


Si son cinéma s’intéresse généralement aux exclus, aux parias, aux corps lâches, aux corps magnifiquement laids, aux corps vrais, il opère un virage radical avec FRANCE, portrait d’une « incorporé », d’un corps trop regardé, d’un corps-image, d’un corps qui ne demande qu’à être filmé, rien de plus. Mais France n’en reste pas moins un personnage abîmé, monstrueux, mélancolique, déprimé. C’est un personnage qui garde la face – le masque – alors que son regard sur son monde se désagrège : entourage détestable, couple fade, enfant méprisable, amant charlatan, assistante cynique à chaque ouverture de bouche (Blanche Gardin, fidèle à elle-même), rien ne va dans le monde de France. C’est une image – comme la star qui l’incarne – qui doit apprendre à vivre derrière son déguisement (et ses superbes tenues). Dumont filme ainsi le délitement de la perfection pour rejoindre des imperfections. Face à ce dérangement des normes, on comprend aussi aisément pourquoi Dumont dirige ses acteurs à l’oreillette : comme pour leur enlever toute liberté (et toute humanité), il souffle directement l’artifice au cœur des interprètes ; ce contrôle, c’est aussi tout ce que nous ne voyons pas, tel ce personnage de présentatrice avec son oreillette, et derrière, toute une équipe, une régie, prête à jouer avec les images, à les manipuler et à guider les actions de celle qui est à l’image. Notez aussi cette façon, si particulière, de rendre chaque réplique affreusement factice et barbante. Un langage fumeux qui, au fond, colle bien au baragouinage journalistique, vide et défaillant, où l’information n’est jamais très loin de la désinformation. Tout n’est que simulation forcée dans ce FRANCE où tout est trop mis en scène. La réalité n’existe plus : chaque plan est préfabriqué, soigneusement construit en champ / contre-champ, en gestes guidés et regards dirigés ; comme en témoigne la séquence des « rebelles » du désert.


FRANCE est ainsi un film « empêché » qui se refuse toute facilité, tout dynamisme, tout bienfait, pour tomber dans quelque chose de volontairement inefficace, d’inepte et de périmé. Cet « empêchement » qu’il y a au cœur de FRANCE, c’est aussi son cynisme. Désaccordé, anticonformiste, anti-spectaculaire, anti-émotion, anti-rythme, antitout : avec une telle somme d’anti, dommage que le film ne soit pas antidouleur. Car FRANCE a les atours d’un spectacle de punk gavé aux somnifères. Dumont réussit au moins une chose : une déconnection. Envers et contre tous. Si la protagoniste cherche l’efficacité à tout prix dans la capture de l’information, le film, lui, suit une démarche totalement inverse ; comme pour mieux appuyer l’espèce de déconnection avec le monde et la facticité de sa représentation. Mais difficile pour le spectateur de s’émouvoir de ces grands-airs, de ce (faux) dédain pris sur les choses, de cette lourdeur qu’impose cette attaque faite au réel : en poussant le curseur du réalisme au-delà des extrêmes, FRANCE propose une version altérée – alternative – de cette réalité contaminée par un trop-plein de fiction et de course à l’information. Une version si altérée qu’elle ne ressemble plus à grand-chose, si ce n’est à un embarrassant et soporifique soap-opera.


Il faut dire que les convictions, passées à la moulinette du verbe et de son inexpressive communication, n’en deviennent qu’un amas de maladresses nanardesques, sans ce fameux charme discret de la bourgeoisie : tout le monde s’écoute, personne n’écoute, pas même le spectateur, complètement perdu dans ce grotesque lancinant. Pourtant, Dumont réussit à moquer, non sans un certain talent, ce cinéma « bourgeois » qui ne jure que par l’étirement, la contemplation vaine et la pose irréelle ; un cinéma trop sûr de ses effets en somme. Ralentir l’action, la répéter, la tordre jusqu’à l’épuisement, jusqu’au grotesque, c’est un peu l’objectif que s’est fixé FRANCE. Ne coupant jamais ses plans au moment où il devrait les couper, Dumont crée une ambiance qui ne ressemble à aucune autre. Et il serait regrettable de passer à côté de si grandes scènes de malaise où tout finit par être envahi par du vide, du mal-être et du silence (plus quelques rires retenus) : outre cette séquence de repas interminable où le monteur semble jouer au champ / contre-champ de regards impassibles comme il jouerait au ping-pong, on retiendra surtout cette magnifique, sinistre et inénarrable balade en voiture entre un père et son fils qui s’étire jusqu’à n’en plus finir pour ne laisser qu’une carcasse de plans trop longs dans une séquence morcelée, déréalisée, aboutissant sur un rythme qui n’est plus tout à fait du rythme. D’autant plus lorsque la musique, répétitive, hypnotique et lassante de Christophe (et Sabine Happard) (re)vient sans cesse appuyer cette monotonie tout en révélant, par petites touches, l’émotion cachée du film.


Trop long – sans doute à raison – mais aussi affreusement pénible lorsqu’il répète les mêmes motifs, les mêmes constats, les mêmes images avec une monotonie déconcertante, FRANCE embarrasse, ennuie et n’est jamais la promesse satirique qu’il semble nous vendre. Ce qu’il faudrait, ce serait un bon petit coup de prozac dans ces figures dépressives. Entre sous-jeu ou sur-jeu, les acteurs se laissent porter par le sens du décalage de Dumont : si Léa Seydoux rayonne, Benjamin Biolay, lui, semble faire de sa prestation la parodie du bourgeois frustré qu’il interprétait dans Doutes. Déstabilisant, comme à son habitude, Dumont fabrique une esthétique du foisonnement où tout sonne plus faux que faux, et où le réel disparaît au profit d’un film sans vie, qui ne conduit qu’à un pas de plus dans de la boue que l’on regarderait pour la première fois. Pasolinien ? Aucune idée. Si les cadres sont bien composés et que la recherche formelle saturée et désincarnée impose comme un masque sur la tragédie du réel, FRANCE n’amène que des sentiments désagréables dans le cœur de celui qui le regarde : emmerdant, ingrat, agaçant, impoli, le film de Dumont propose pourtant des pistes de réflexion séduisantes et un portrait touchant pour sa fragilité. Avec toujours la recherche de la grâce au bout du calvaire. Mais faire de l’insipide pour retranscrire la vacuité des médias confère-t-il au film ne serait-ce qu’un semblant d’âme ? Peut-être. Qu’importe, le résultat reste le même : exigeant, FRANCE n’en reste pas moins insignifiant. Si bien que l’écœurement qu’il produit finit par devenir le cœur même du film. Ecœurement face à tout ce que le film n’est pas, à commencer par un film réjouissant. FRANCE, antonyme de plaisir, synonyme d’austérité ? Oui, et ce n’est même pas un gilet jaune qui le dit.


Drôle d’état ?


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