On oublie toujours l'introduction de ce film, fasciné comme on peut l'être par d'autres plans si célèbres : un moulin devant lequel trépigne une foule furieuse brandissant des torches vengeresses, un regard halluciné hurlant "it's alive ! It's alive", et le visage du monstre, enfin révélé. Autant d'images appartenant désormais à l'imaginaire collectif.
Et pourtant, ce petit discours sur une scène de théâtre, par un gentleman à la diction aussi élégante que son costume, à sa petite importance : beware, beware ! Car ici commence une histoire qui entrelace les éléments d'où sont nés les mythes : l'Amour, la Mort et le Pouvoir sont prêts à danser, êtes-vous prêts à vous laisser fasciner, cher public, consentirez-vous à fermer les yeux, parfois, sur l'improbable pour que l'on vous conte une histoire horrifiante ? Resterez-vous, à l'image des personnages conviés à l'éveil du monstre, des spectateurs sains face à un monde de fous ?
C'est la troisième fois que je me laisse emporter par ce terrible conte où l'homme, défiant Dieu, libère le monstre : j'ai beau connaître le déroulé de ce grand classique, j'ai toujours plaisir à faire semblant d'oublier, pour revivre le pari insensé du docteur Frankenstein, m'émouvoir pour ce monstre, condamné au Mal dès sa naissance, que l'on torture et qui finit par rendre aux hommes les folies dont ils l'ont affligé, trembler pour cette tendre fiancée au visage magnifié par un "glow" typique des films de l'époque (il me semble me souvenir que des lentilles spéciales étaient utilisées pour filmer les actrices et former un halo de douceur autour de leur pur visage), et être partagée entre la tristesse et l'horreur, face à la scène finale, où le corps de paille du créateur insensé rebondit sur une des ailes du moulin alors que la créature, désespérée, plus morte que vive, se retrouve livrée aux flammes.
Sans doute est-ce dû à la beauté, à la poésie de la réalisation et de la mise en scène de James Whale, au soin apporté aux décors et au maquillage du monstre : de cet univers artificiel, où les tombes se détachent comme des ombres sur un ciel peint, qu'on imagine sanguinolent, où les ombres s'allongent pour creuser les décors, où les rochers de carton plâtre ont des contours aigus, où les tours semblent tortueuses, écrasantes (ces scènes d'escaliers, où les corps minuscules semblent osciller dans la géométrie torturée des murs !), où les machines crépitent de manière si réaliste, émerge une atmosphère envoûtante. Que dire de la silhouette du monstre, toute d'ombres distordues, aux membres lourds à la force pesante, aux doigts détrempés d'obscur, aux paupières tombantes sur un regard halluciné et morbide, aux traits soulignés de noir ? Et des hurlements primitifs de Karloff ou de son visage qui, malgré le maquillage, garde une expressivité terrifiante ? Oui, que dire de la façon dont Whale filme les visages, pour en creuser les expressions ?
Le film oscille sans cesse entre la suggestion de l'horreur et son absurdité - la scène de rencontre avec la fillette en est un exemple frappant, toute de sombre ironie - : Whale a bien compris que montrer la Créature a tout bout de champ ne ferait pas sursauter son spectateur. Suggérer son approche à travers ses pas lourds ou les mots tremblants d'une mariée spectrale, son horreur indicible à travers des cris stridents et des regards écarquillés, jouer sur l'opposition entre sa sombre silhouette massive et celle, gracile et pure, de la fiancée à terroriser... Tout cela est bien plus efficace que n'importe quelle horreur qui s'expose et dégueule d'ignominie, comme le font nos désolants contes de terreur modernes.
Un moment superbe et fondateur.
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