Voici l’archétype du film trituré, censuré et finalement adulé, encensé et plus si affinités. Le Freaks de Tod Browning est un objet filmique culte, dans son acception la plus ferme et définitive. Un film qui vous met en face du côté obscur de l’âme humaine. Un film qui dérange par la vérité qui s’en dégage. Un film maudit qui précipita la carrière de son réalisateur, auteur apprécié, un an plus tôt, du fameux Dracula avec l’inoubliable Bela Lugosi.
Évidemment, celui avait offert quelques fameux rôles à Lon Chaney (surnommé « l’homme aux mille visages ») aimait provoquer et pousser le bouchon aussi loin que possible. Freaks n’allait pas tarder à lui prouver que la recette ne flottait plus et le film de couler à pic avec ses (véritables) monstres de foire, ces exclus, cette bourgeoisie hypocrite plus monstrueuse encore que les difformités physiques exposées aux chalands prêts à payer pour le frisson. Non, décidément, Tod Browning fit quelque chose d’impardonnable. Un sacrilège sur pellicule. Un film fantastique conjuguant l’horreur physique à la déliquescence morale. Du David Cronenberg avant l’heure mâtiné d’une morbidité échappée d’Edgar Poe qui inspirera le réalisateur canadien, tout comme David Lynch (Eraserhead, Elephant Man), Fellini et des séries telles que La Caravane de l’Étrange ou American Horror History.
Le prologue l’annonce : « Jamais plus une telle histoire ne pourra être filmée ». Certes. Il faut avouer que sur l’histoire elle-même, Freaks travaille au(x) corps. Homme-tronc, femme à barbe, siamoises sont les attractions de Mme Tetrallini qui présente son étrange petite bande comme ses progénitures et les enfants de Dieu. La religion prendra, elle aussi, son lot de regards critiques – par le regard des spectateurs, la superficialité des sentiments, la fascination mortifère et la fausseté d’une compassion surjouée. Déjà, le film commençait à s’éloigner de l’objectif d’Irving Thalberg et de la MGM qui était de produire le film le plus horrible qui soit. Quelque chose qui dépassait ce que Universal faisait à l’époque et qui devait donc relever, en comparaison, du roman de gare.
« En offenser un, c’est les offenser tous ».
Carte blanche. En roue libre, Tod Browning livra donc une adaptation hardcore de « Spurs », un roman signé Tod Robbins. Sur la pellicule, il s’amuse à prendre son temps en installant l’histoire pendant une première partie anormalement longue (plus de 30 minutes) mais sécurisante pour le spectateur qui observe ces « Freaks » dans leur environnement de travail avec un sentiment de normalité apaisée autour des roulotes, du soleil, des activités quotidiennes et des émotions universelles. Mais en renversant les paradoxes, Browning fait peu à peu prendre conscience au spectateur qu’il n’est qu’un voyeur, par-dessus tout malsain et condescendant. L’empathie qu’il éprouve, partagée avec Cléopâtre, exsude l’humanité de la troupe opposée à l’amoralité de ces humains « normaux » à la fois manipulateurs, cupides, jaloux et néfastes. Somme toute classique, l’équation qui fait des véritables monstres ceux que l’on ne soupçonnerait pas au premier regard, n’en demeure pas moins efficace. Et le réalisateur se sert de sa mise en scène sans fioriture, dégagée des gros plans racoleurs ou d’un larmoyant hors sujet. En gardant son sujet à bonne distance, il évite le manichéisme niais qui aurait pu dégouliner. Browning filme à hauteur humaine. Prenant chacun pour ce qu’il est.
« Elle est des nôtres »
Faisant jouer les éléments naturels comme de véritables personnages, la vengeance de la petite troupe n’en sera pas moins terrible. La course poursuite sous l’orage restera ainsi une descente définitive dans un fantastique quotidien, une vengeance à l’horreur biblique, une forme de jugement divin où chacun devient le monstre de l’autre. Le génie de Browning aura été de recruter ses comédiens dans des cirques, jouant le réalisme jusqu’au bout. Le malaise est patent. Clinique.
Le cinéaste n’épargnait ainsi personne. Ni ses comédiens, amateurs ou professionnels, ni le spectateur. Objet de tous les rejets, interdit en Angleterre et aux Etats-Unis, naufrage financier absolu, la vision sans concession de l’humanité touchait là au plus profond. Son destin autodestructeur partagé avec Les Rapaces d’Erich Von Stroheim (nombre de thèmes communs les relient) prouve que le public n’était pas prêt à se regarder dans un tel miroir. L’est-il aujourd’hui ? Ceci est une autre histoire…
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