Aux débuts du cinéma parlant, l’heure fut à l’adaptation, au changement des codes. Une époque de bouleversements, qui vit la chute de stars du muet, pendant que d’autres parvinrent à franchir le cap, comme Tod Browning, déjà bien connu pour ses multiples collaborations avec Lon Chaney, l’homme aux mille visages, et qui va ouvrir la voie du cinéma d’horreur et d’épouvante à l’ère du parlant, avec Dracula (1931), puis avec Freaks : la monstrueuse parade.
Considérer Freaks comme un film d’horreur est toujours délicat. Car il ne s’agit pas, cette fois, de mettre en avant un Dracula ou un Frankenstein, mais bien des êtres humains victimes de difformités diverses, moins fantaisistes que ces autres célèbres personnages. L’ « horreur » est avant tout visuelle, avec ces personnages aux proportions étranges, auxquels il manque un ou des membres, ces femmes à barbe… L’étrange dérange, et Tod Browning cherche, d’emblée, à confronter le spectateur à son propre regard, à le soumettre à son propre jugement, avant de juger, à son tour, les personnages du film.
Car Freaks est, entre autres, un film de points de vue. Les « freaks » suscitent la pitié, la compassion. C’est la crédulité de Hans, ou la timidité des sœurs Zip et Pip. Mais, d’un autre côté, Tod Browning les montre ici, souvent, comme des personnes indépendantes, qui ont fait de leur différence une force, ou qui s’en sont accommodées, comme les sœurs siamoises, Demi-Boy, ou encore l’homme-tronc. Le cinéaste les montre comme une société organisée, qui s’est construite au sein du cirque, mais qui demeure rejetée par des personnes extérieures, ou même par d’autres personnes du cirque. Ainsi, le spectateur, d’abord craintif ou hésitant, se prend d’affection pour tous ces personnages, abusés par le monde qui les entoure, qui les considère comme des objets de divertissement, faisant preuve de haine envers eux, mais n’hésitant pas à débourser de l’argent pour les voir se produire au cirque.
Mais voilà, ces « freaks » sont-ils, eux, exempts de défauts et de haine ? Car les railleries, le rejet et la souffrance finit par faire d’eux, à leur tour, des monstres. Une monstruosité qui n’est pas que physique, mais bien mentale, et que Tod Browning illustre en plongeant petit à petit son film dans les ténèbres, poussant son intrigue vers toujours plus de désespoir et de violence pour, finalement, bien s’aventurer dans le cinéma d’horreur. C’est une progression qui se manifeste également dans le registre-même du film, qui démarrait dans un registre quasi-documentaire, nous plongeant dans le quotidien de ce cirque et de ses artistes, avant de muter en un sombre conte horrifique. C’est ainsi que le cinéaste se retrouve en terrain connu, et trouve le moyen de s’extirper de la réalité pour nous mener vers quelque chose de plus irréel.
Entre récit horrifique et documentaire, Freaks humanise les monstres et rend les humains monstrueux, image d’un monde sans pitié où l’on se nourrit du malheur des autres, où les apparences priment. Le monstre n’est pas forcément celui que l’on croit et chacun peut, à sa manière, être un monstre. Tod Browning signe, ici, un classique qui marque son genre, mais aussi le cinéma. Une sombre fable dont le propos universel et la qualité cinématographique lui permettent de survivre à l’épreuve du temps.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art