L'Inconnu, tourné quelques années auparavant, relatait l'existence d'un on-dit, une légende, via l'apparition d'un prologue textuel. Freaks s'ouvre lui sur une mise en garde, une défiance envers la nature de la monstruosité : "Vous pourriez être l'un d'eux". Le bonimenteur d'une galerie de monstres de foire prévient son public, double de Browning s'adressant à ses spectateurs, avant d'évoquer le code des monstres, des lois internes qui régissent et protègent ces êtres.
S'agit-il d'une légende?
Probablement, une façon de plonger dans l'imaginaire de celui qui regarde, dans les fantasmes du public, dans l’œil du lambda qui ne saisit que l'apparence effrayante de ces êtres différents, et qui renvoie et contamine par ce regard monstrueux l'objet de leur attention.
Cette introduction joue avec les peurs et les attentes basiques des spectateurs, et c'est via la réaction d'effroi d'une spectatrice que nous-même devons imaginer cette horreur, suggérée donc incommensurable, qui attire tous les regards mais que nous ne voyons pas. La chose fut "jadis une beauté", nous dit le bonimenteur, et il nous renvoie ainsi à son affirmation première, que nous sommes tous susceptibles d'avoir été ou de devenir un des leurs.


Ainsi peut se dérouler le fil narratif de la monstrueuse parade.
Les premiers freaks qui nous sont montrés sont un couple atteint de nanisme, Hans et Frieda.
Le réalisateur choisit certainement les personnages les moins effrayant comme premier tableau de cette galerie de personnages étranges. Nous pouvons facilement nous identifier à ces individus dont la taille et l'apparence nous rappellent des enfants. Ils s'habillent comme des adultes, Hans en smoking, exacerbant la dualité de ces êtres aux corps enfantins. Ils dégagent ainsi une innocence, une naïveté que nous avons l'habitude de côtoyer, que nous avons même tous connu, inspirant tendresse du regard dans cette scène banale d'un couple face à la jalousie.
D'ailleurs la propriétaire du cirque répétera à maintes reprises au châtelain et gardien effrayés par ses protégés "ce ne sont que des enfants, ce ne sont que des enfants!", soulignant aussi la fragilité de leur condition.
Browning s'attache à mettre en scène une galerie de personnages fissurés par la dualité, la question du double. Ces adultes-enfants, ces soeurs siamoises, cet hermaphrodite mi-Victor mi-Victoria, cette femme barbue, mais aussi le clown, qui semble posséder une double personnalité (il doit enlever sa tenue afin d'être sérieux), tous renvoient à cette hypothèse brownienne : la normalité est monstrueuse, les monstres sont humains, et ainsi chacun peut devenir l'autre, les vases ne sont pas clos (même les freaks doivent accepter l'autre, qui doit boire dans la coupe partagée afin qu'elle devienne "une des leurs").
Cette confusion des genres, mais aussi leur ambivalence, démontre toute la malice et la singularité du regard du cinéaste.
En effet, tout le film démontrera à quel point ces apparences monstrueuses cachent en fait des êtres sensibles, tandis que les hommes et femmes sans tares sont mal intentionnés et violents.
Ainsi, certaines séquences s'inscrivent au-delà de l'intrigue du film (La grande femme qui convoite les richesses de Hans). Les freaks nous apparaissent dans des situations classiques : demandes en mariage, accouchement, amitiés, scènes de ménage... sans oublier l'humour ("et t'as quoi avec un sourcil? demande l'homme tronc). Browning semble aimer ses acteurs et se plaire à filmer un certain quotidien de cette corporation, il ne les exhibe pas, il les met littéralement en scène.
Mais à la fin il renverse, ou annule cette situation : les monstres redeviennent ce que l'imaginaire collectif a toujours représenté, une bête rampante prête à ourdir sa terrible vengeance, horrifique et indicible, et ainsi Freaks devient un simili film d'horreur.
Cette asymétrie se dessine parfaitement dans la scène du bois du début, où les phénomènes dansent librement dans un bois lumineux et enchanté, ils n'y sont "que des enfants" tandis qu'à la fin leur vengeance est perpétrée dans ce même bois, en pleine nuit sous l'orage, les bêtes rampantes, organisées, agissent impassiblement. Le public retombe sur ses pattes, ces gens pourtant humanisés par la narration restent à l'intérieur ce qu'ils sont à l'extérieur.
Mais un point de rupture est à l'origine de ce renversement de valeurs : La femme de Hans saoule crache son venin et dévoile son aversion pour la communauté des freaks, prête à l'assimiler.
C'est par son aversion et son regard haineux, sa façon de les mépriser qu'elle devient un monstre, renvoyant cette image au groupe qu'elle contamine alors. A son tour alors de faire partie de la communauté, en devenant à l'extérieur ce qu'elle était à l'intérieur, infectée elle aussi, sous la forme ironique d'une poule, chimère de sa vanité.
Enfin le retour à la case départ avec le bonimenteur qui émet ce doute, on ne sait pas très bien ce qui a frappé la grande femme, la foudre ou les freaks, retour inconscient de la légende dans l'imaginaire collectif.
Browning déjoue les apparences, joue avec les codes et trompe le spectateur qui n'a plus de repère, sortant essoufflé et abasourdi de ce film épidémique hors-norme.

humta
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le 12 juin 2015

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