Se laisser séduire, c'est expérimenter la beauté de biais. Et parfois c'est nécessaire. Prenez les étoiles, on les voit mieux du coin de l'œil. La vision de l'homme est ainsi faite qu'elle est meilleure périphérique. D'où peut-être l'érotisme des corps plus fort sous un linge, les fesses en gros plan ne valent pas la tension d'un jean.


Dans le mythe de la caverne, Platon suppose que le réel est une pâle copie de l'idéal. Le réel, c'est les ombres que l'idéal rayonnant, depuis l'extérieur, projette dans la grotte. Les formes passagères sur la paroi sont les ombres des fantômes d'un autre monde.


Et nous tentons de percer le mystère de l'extérieur dans la philosophie (et dans l'art… élargissons, n'en déplaise à Platon). L'art devient le lieu de l'exploration : c'est une version composée du réel, à travers le génie humain, pour reproduire les ombres d'une manière qui s'affranchirait en partie des ombres, et du réel donc. C'est le principe de la mimesis, la reproduction du réel n'a pas vocation à s'approcher du réel, mais à s'en écarter pour s'approcher de l'idéal. On investit la paroi pour tenter, en fait, de s'approcher de l'extérieur. L'artiste torture les ombres à la poursuite de l'autre monde. L'artiste radical, s'il ose se l'avouer, préfère les fantômes aux hommes.


Dans la musique, je cherche un fantômes dans le rythme. J'imagine ce fantôme diabolique derrière un brouillard de timbres émotifs (les timbres sont humains, c'est l'espace bordélique des nuances et de la mélodie), je l'imagine à faire ses affaires étranges quasi-mécanique, occupé à me posséder, implacablement, dans une cadence frénétique.


Dans mon imaginaire, ces fantômes sont horrifiques. Une histoire d'affinité sûrement, j'adore Loveraft. L'éducation aussi, j'ai appris à lire avec Stephen King. Et j'ai entamé ma culture cinéphile avec Freddy Kruger, à douze ans dans un appartement gigantesque et terrible
(cet appartement est tout un roman, dont voici les trois premiers chapitres
https://uncloud.univ-nantes.fr/index.php/s/JmoTwcRS4ji3FD5
)


Cela me met dans une position paradoxale. Si ces fantômes sont horrifiques, je les crains autant qu'ils me fascinent. J'ai une âme d'artiste, d'où cette fascination, mais c'est l'humanité, en définitive, que j'aime. Ça doit être mon côté matérialiste. Pour la musique par exemple, lorsque j'écoute Sun Ra,
https://www.youtube.com/watch?v=kG5f2w-K5jo&t=824s
je fixe ma conscience sur le rythme, pas le choix, c'est une fascination surhumaine… mais c'est pour mieux profiter, en biais, de la beauté du brouillard des timbres, et des mélodies passagères.


Il faut que je vous parle d'un fantôme de mon enfance. Quand j'étais petit, au pied de cet appartement où j'ai vu pour la première fois Freddy 3 : les Griffes du cauchemar, il y avait une poissonnerie abandonnée. Et dans cette poissonnerie, il y avait le fantôme d'une poissonnière.


Elle chantait en travaillant comme on siffle, sans les mots, des mélodies qui m’étaient inconnues et me charmaient. C'était une feinte dont elle usait pour se donner l'air humain, si bien qu'on en oubliait le rythme entêtant du hachoir, et du sac plastique qui se tend pour recevoir les têtes de merlus. Quand je la vis pour la première fois, à travers les vitrines condamnées (où pendait encore le prix du crabe), je me figeai. Je transpirais du dos la sueur qu’on cache aux animaux. Aux tempes, c’était comme une froideur. Je me mis à la croiser tous les matins où je partais à l'école, j’accusai le coup, je répondais présent. Au bout d’une semaine s’était établie, comme une formalité, la rituelle sensation d’être sa marionnette.


Je me sentais le pantin de cette image terrible d'un film que j'avais vu récemment, Freddy 3 : les Griffes du cauchemar : le patient d’un asile marche sur un toit, somnambule, et se jette. La thèse de l’accident est privilégiée par la police. Cette thèse n’est réfutée que dans les rêves, dont le spectateur a été témoin. C'est l'écart du spectateur, toujours un peu artiste, qui en sait plus que la police rationnelle. Le spectateur, lui, se souvient : dans une forme de surréalité onirique, Freddy Kruger tire sur des boyaux comme des ficelles sur les bras du jeune homme plus pantin que patient. Et la tête de Freddy rigole dans les nuages...


Ah ça, le cinéma d’horreur savait faire du bon spectacle.

Vernon79
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le 9 mai 2019

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Vernon79

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