Bien-pensance, hypocrisie et alright alright

Critique originellement publiée sur Filmosphere le 14/09/2016.
http://www.filmosphere.com/movies/free-state-of-jones-gary-ross-2016


C’est le rituel annuel, le traditionnel défilé des films académiques en quête de la petite statuette dorée. Free State of Jones marche, sans risques, dans le sillon creusé par d’autres, au travers d’une fresque historique laborieuse et complètement vaine. Véritable bible des boursouflures inhérentes à ce genre de production, le film additionne l’extrême pauvreté cinématographique à un ton hypocrite et malhonnête, malgré les conteneurs entiers de bien-pensance déversés sans scrupules sur le spectateur.


Le mot du jour, sans grande surprise, est « sempiternel ». Le sempiternel film à Oscars, le sempiternel traitement arrangé, la sempiternelle « performance », la sempiternelle guerre de Sécession… Mais prenons ce dernier point. Gary Ross, faiseur peu probant, ouvre son film sur une bataille rangée opposant nos bons vieux confédérés dépareillés à ces diables en bleu de Yankees. Volontairement ou non, Ross convoque Glory d’Edward Zwick, s’ouvrant de la même manière. Il va même jusqu’à singer plusieurs plans ou marques visuelles, comme la tête d’un pauvre soldat qui explose au premier rang. Jamais il ne cherche, à aucun moment, à trouver un angle de caméra, une idée quelconque, qui rajouterait une singularité à sa séquence. Il continue son dispositif en émulant cette fois-ci The Patriot de Roland Emmerich, qui tentait lui-même de faire pareil avec Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Ross saute la case Kubrick et s’en tient à la redite du réalisateur allemand. Les quelques photogrammes violents qui parsèment sa captation de la bataille trahissent plus qu’autre chose un manque de courage, puisqu’il les coupe trop rapidement, comme s’il n’assumait pas de montrer, afin de ne pas choquer son audience.


De toute façon, qu’importe, le sujet du film est autre : la réelle émancipation morale et légale des Noirs dans une Amérique prétendument défaite de l’esclavagisme, après la guerre. D’emblée survient l’envie de s’emparer d’une paire de ciseaux et de couper sitôt tout ce lourdingue prologue. Le récit embrasse donc la structure des films d’insurrection prolétaire, voyant quelques pauvres villageois et affranchis lutter contre des maîtres inchangés dans cette nouvelle Union. Cette évolution révèle en réalité le problème moral principal du film, extrêmement désintéressé de son sujet. C’est bien simple : le héros demeure toujours, tout le temps, Newton Knight, interprété par un Matthew McConaughey en plein numéro de roue libre. La cause Noire est une toile de fond qui alimente l’héroïsation de son personnage. A noter que Gary Ross, également scénariste, n’aura jugé bon de ne conférer une personnalité qu’à deux affranchis, dont une servant seulement la mécanique d’un relationnel amoureux au sein du script. Lorsque le second, Moses, leader de la cause, prend de l’importance dans le récit, il en est éjecté pour que Newton Knight le remplace et combatte sa cause à sa place. Le reste est relégué à de la figuration, tout juste bonne à suivre le désormais célèbre rebelle lorsqu’il s’agit d’aller voter, ou pour quoi que ce soit d’autre puisque aucun n’a, de toute façon, d’individualité.


De cette manière, le film est peu honnête sur tous les tableaux. McConaughey reprend donc son sempiternel (encore !) rôle de redneck sudiste, mais n’est comme par hasard jamais raciste, trait laissé uniquement aux grands propriétaires terriens (et humains). Il en va de même pour ses petits compagnons d’insurrection, puisque passé une petite altercation sans conséquences, tout va bien dans le meilleur des mondes. Pour se dédouaner de toute responsabilité morale, le film s’empare donc d’un puissant manichéisme et désigne une poignée de vilains qui eux, et seulement eux, sont les ennemis de la cause Noire, et d’ailleurs destinés à devenir, entre autre, cavaliers entoilés du Ku Kux Klan. Évidemment, ce n’est le cas d’aucun des bons amis de Newton Knight – qui eux, ont une personnalité – devenus soudainement preux défenseurs de valeurs anachroniques.


Quant au reste, tout pointe vers le néant. Le scénario s’inscrit mollement sur deux trames temporelles, extrêmement mal pensées et mal agencées dans le montage, mettant notamment en scène un procès sur fond de problèmes raciaux dans la sempiternelle (forcément) Amérique des années cinquante. Une énième manière de jouer la carte du film engagé mais de refuser tout écho véritablement contemporain, cloisonnant les tares du passé dans une époque révolue. Tout ceci, le film le fait probablement inconsciemment car dépourvu d’âme, à l’instar de son aspect extrêmement télévisuel qui indique largement le manque d’ambition et de talent situé derrière la caméra. Preuve de faquinerie ultime : l’utilisation, sans détours et sans subtilité, une énième fois, de la célèbre composition de Nick Cave et Warren Ellis pour l’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, devenue ici tambouille mélodique que l’on ressert à toutes les sauces pour habiller un passage-clé du montage. Free State of Jones est sans surprise un incroyable navet, dont la platitude n’a d’égale que la condescendance, et un certain manque d’honnêteté qui a de quoi faire poser deux ou trois questions sur l’académisme hollywoodien.

Créée

le 29 sept. 2016

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Lt Schaffer

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