Le témoignage trop rare de la seconde guerre mondiale telle que vue de l'autre coté du continent

Narré de bout en bout par les pensées de Karl Tammik, rare survivant de son unité, ce film de guerre brut et austère relate la progression d'une compagnie de grenadiers estoniens de la SS en 1944, engagés auprès de la division Nordland dans les combats défensifs de la ligne dite de Tannenberg. Plus précisement il s'agit alors de défendre Narva (sur la route de Tallin) et Tahu (sur la route de la Lettonie), cités clés de la bande de terre séparant les pays baltes de la russie, le front Est de l'intérieur de l'Europe. Le film, profondément humain et désenchanté, s'attache au dénouement d'une victoire à la Pyrrhus pour les forces allemandes, incapable de contenir l'inévitable invasion des pays baltes par l'armée rouge, ouvrant la route, par le nord du front de l'Est, de la Pologne puis de l'Allemagne. Victoire allemande défensive, Narva, lieu symbolique théâtre de plusieurs batailles qui auront marqué l'histoire (le 30 novembre 1700, Karl XII de Suède y remporta une éclatante victoire contre les russes, déjà), était également pour les estoniens le point de départ en 1918 du conflit qui leur permit d'acquérir l'indépendance en 1920, face à la jeune Russie soviétique. On comprend dès lors l'esprit de corps et de résistance animant ces estoniens sous uniformes SS, bien peu enclin à l'endoctrinement nazi, mais bien plus encore craintif d'une invasion russe qui signerait l'effondrement de l'Estonie libre. Déjà en 1940, tombée sous le joug slave d'après les clauses du pacte de non-agression germano-soviétique, l'Estonie avait du affronter une vague de purge terrible, de nombreux ressortissants partant découvrir l'hospitalité des goulags sibériens.


Ces malgré nous, d'un pays maintes fois envahis par allemands et russes, perdus dans un pays en ruine, doivent donc plus survivre que combattre, à cela près que si 72 000 estoniens combattaient sous l'uniforme nazi, 55 000 de leurs frères étaient engagés de force dans les bataillons soviétiques. Le film y puise la genèse de sa dramaturgie, intitulées très justement en français: Frères ennemis.


Le film, de couleurs froides et dans un semi brouillard permanent, nécessite un visionnage en VOST pour apprécier ce que fut la réalité de la bataille dite des SS européens, puisque la division Nordland, la plus métissée comportant danois, suédois, français, britanniques, espagnols, rencontrant les estoniens et les lettons, nous offre quelques moments de poésie linguistique entre deux combats. Ici un danois parle en allemand à un estonien, lequel plus tard converse avec un flamand. Comme l'armée napoléonienne en son temps, l'armée allemande exsangue d'une décennie de combats du s'adapter en enrôlant volontaires et malgré nous des territoires conquis ou alliés, jusqu'en Suède, pays "neutre" mais dont quelques centaines (260 selon les dernières estimations) de ses jeunes allèrent porter l'uniforme SS. Les différentes nationalités sont représentées dans toute leur diversité culturelle sans jamais verser dans la caricature, et l'on devine un sentiment nazi bien différent d'une compagnie à une autre. Ici les estoniens rejettent fondamentalement la personnalité du führer et se moquent ouvertement du nazisme affiché par les flamands, avant d'être surpris par ces derniers, revenus de leurs premiers amours. Sur ce point, le film n'est pas sans rappeler le Stalingrad (1993) de Joseph Vilsmaier, film introspectif sur la débâcle allemande du front de l'Est, nuancé, puissant, d'une mélancolie rare. Est ce là la marque du cinéma européen ! Le film est loin des canons hollywoodiens où la remise en cause de sa présence sur le champ de bataille traduit le mal être du soldat, ses conditions de vie difficile, sa psyché abîmé par les combats, mais amène rarement à une vraie réflexion sur l'autre, l'ennemi. Fury (2014) en est l'archétype le plus récent. Le SS est diabolique, une engeance du mal contre laquelle se battre revêt un caractère quasi-messianique. Brad Pitt et son équipage souffrent, pleurent, rient, mais tous leurs discours et questionnement ne tournent qu'autour d'eux-mêmes.


Clint Eastwood avec Lettres d'Iwo Jima s'était prêté à cet exercice avec respect, Terence Malick dans La ligne rouge aussi, plus discrètement. Cette production balte évite la facilité et mélange les deux points de vue, allemand, et russe. Ce dernier s'avère particulièrement cruel puisque le régime des commissaires politiques dans les bataillons soviet laissait peu de place à l'humanisme et à la réflexion, alors que les estoniens sous uniforme allemand, profitant de la débâcle des cadres n'hésitent pas durant l'exode à se poser la question d'une désertion pour rejoindre la Suède. Dans les rangs SS baltes, la question de tuer un estonien combattant sous uniforme russe divise, pour le même estonien devant tuer un de ses concitoyens sous uniforme allemand, fût il un adolescent, se poser la question revient à encourir d'être tué par ces commissaires idéologiquement fanatisés.


L'ouverture n'est pas sans rappeler, à moindre échelle du fait d'un budget réduit (1.6 millions, source: Imdb), des films comme Gladiator ou Il faut sauver le soldat Ryan, tous deux choisissant de faire basculer immédiatement le spectateur dans l'horreur et la brutalité des combats, terrain propice pour cerner le caractère de chaque protagoniste. Efficaces, plutôt réalistes (même si les hurlements des blessés et la lente agonie des corps mutilés laissés sur place nous sont épargnés), sans recherche d'une esthétique mal venue, les scènes de guerre font la part belle aux plans larges et au travail des équipes ayant reconstitués des boyaux entiers de tranchées. Le bois, la terre, le sable et rien d'autre, à l'image de ce que nous a proposé l'an passé David Ayer avec Fury, la musique en moins, le grand point faible de ce métrage. Point de milliers de figurants, juste plusieurs dizaines, deux chars par ci, un camion et deux avions par là, la matière première de ce film est l'Homme. Ne vous y trompez pas, les baltes savent y donner le change. Le soucis du détail, la justesse des acteurs font de ce film de guerre d'abord mineur, un bon film de guerre qui semblerait doté d'un budget bien cinq fois supérieur. Nous sommes à des années lumières de l'aspect cheap de la série Saints and Soldiers faisant passer l'Utah pour l'Europe.


Cependant, là où Elmo Nüganen perd en lyrisme il le gagne en profondeur avec le choix de régulièrement aborder les rapports humains, les questionnements de ces soldats coincés entre les deux parois d'un même étau, dans une guerre qui n'est pas la leur. Le film est parsemé d’anecdotes racontées par les personnages, histoires qu'il serait intéressant de vérifier mais dont le contenu rappelle hélas bien d'autres entendues dans ces années. Goulag, exécutions sommaires, déportation, familles anéanties, déchirées, les pays baltes ont payé un lourd tribut aux flux et reflux des forces allemandes et russes. Traumatisés par l'attaque de la Finlande, et la résistance acharnée de celle ci, les estoniens se sont donc pressés pour combattre les soviétiques dont l'autoritarisme semblait plus dangereux que les théories arianistes allemandes. Mauvais calcul, mais comme le dit le narrateur dans une lettre écrite entre deux feux "il y a t-il d'autres solutions?" entre "les rouges", comme ils disent, et Adolf, ce "salaud qui les a laissé tomber". Autour d'un dernier repas porté par un vieux couple de paysans refusant de quitter leur ferme, on divague sur l'intérêt de mourir le ventre plein ou creux citant Erich Maria Remarque l'auteur d'A l'Ouest rien de nouveau et on rêve d'un Tallin libéré pour qu'un patriote puisse y planter le drapeau estonien sur la plus haute tour de la ville. L'un d'entre eux rebondit non sans cynisme et répond qu'à ce patriote "on fera un croche patte pour qu'il bascule en avant" et c'est un exemple parmi d'autre de ce mélange d'espoir et de déceptions, les évocations de la Grande Guerre de 14-18, de l'après, se mêlent à la sourde angoisse des lendemains d'une défaite inévitable. Les estoniens se battent, et même férocement Staline devant repousser son offensive de plusieurs mois, mais savent que la mort sera peut être leur moindre mal.


On regrettera un parti pris idéologique trop anti-russe pour ne pas être suspect de propagande, quand on connait les sentiments estoniens actuels à l'égard de ces derniers. Intégré à l'OTAN puis à l'Union Européenne, l'Estonie ne cache pas sa défiance vis à vis de son ambitieux voisin, ni le nationalisme exacerbé et violent d'une frange de sa population. De là à dire que ce film est pan-germanique serait faux, la figure d'Hitler et le collaborationnisme des élites germanophones estoniennes est frontalement diabolisé, voire ridiculisé. Il serait également manichéen de voir dans la conclusion de ce film autre chose qu'un message d'espoir, d'appel à vivre, ou plutôt à survivre, pour soi, pour ses proches, avec ici en fil rouge toute la tendresse d'un homme pour une petite fille sauvée des bombes durant l'exode civil, l'une des rares personnes innocentes dans ce film où tout à chacun finit par devenir fou, mort ou hanté.

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le 22 nov. 2015

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