Deuil grandeur nature
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le 10 avr. 2020
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Les images des funérailles de Joseph Vissarionovitch Staline qui défilent pendant plus de deux heures, avec la marée humaine rassemblée là en une masse extrêmement compacte, alimentent un registre qui s'éloigne du documentaire, de manière surprenante, pour se faufiler vers l'irréel et l'hypnotique. Le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa (réalisateur de l'immersif Dans la brume) s'est principalement attelé à un travail colossal de montage d'archives de l'enterrement (le matériau brut contient 35 heures de pellicule) pour contempler un des aspects du régime totalitaire, le culte de la personnalité tel qu'il émerge de cet événement de 1953 hors du commun. Entièrement dépourvu de commentaire extérieur, baignant dans le flot sonore des allocutions solennelles qui se succèdent inlassablement (la répétition lente de la longue dénomination du leader faisant partie de l'exercice), on ne peut que contempler les proportions phénoménales et littéralement extraordinaires que prennent ces obsèques dithyrambiques, en scrutant les foules variées venues des quatre coins de l'URSS et les délégations des partis communistes mondiaux.
Le regard contemporain invite bien sûr à la spéculation quant aux multiples raisons qui poussent les fragments de l'empire à venir s'amasser et s'entasser là, entre peur du dictateur, stupeur de la mort "soudaine" en lien avec le secret de la maladie, et sincérité de l'émotion (quelle qu'elle soit). Le documentaire ne le mentionne pas mais il y eut des centaines de morts, écrasés par la densité de la foule. Les images d'archives alternent entre couleur et noir et blanc dans une très grande fluidité, avec des raccords parcellaires entre les deux, pour donner un aperçu continu de cet enterrement aussi gigantesque qu'interminable. Cette image du corps de Staline embaumé au milieu d'un parterre tout aussi disproportionné de couronnes funéraires façonne très fortement l'imaginaire : s'il s'agissait d'une fiction, on trouverait cela exagéré. La réalité dépasse la fiction, comme souvent.
Tous les officiels sont là, maître de cérémonie et garde rapprochée, avec Khrouchtchev accompagné de Malenkov, Molotov et même Beria — théoricien et exécuteur de l'organisation industrielle du goulag, qui sera fusillé avant la fin de l'année. On nage en plein surréalisme et on se croirait par moments chez Dziga Vertov, avec les gens immobiles dans les rues, un immense portrait de Staline flottant dans les airs, des trains qui actionnent leurs sifflets de manière synchronisée, les puits de pétrole à l'arrêt et tous les travailleurs qui s'immobilisent religieusement, etc. Les mentions finales, rappelant l'étendue des massacres du régime, paraissent presque superflues, sauf si l'on considère le décalage qu'elles occasionnent avec les deux heures qui viennent de s'écouler. Entre effroi glacé et fascination plastique, au creux de cet instant suspendu, on en oublierait presque l'instantané de terreur. Comme une chorégraphie démentielle qui sacraliserait un rituel divin, au temps des rois, sur fond de Requiem de Mozart ou Trio n°2 de Schubert, avec ces milliers de silhouettes impassibles ou inconsolables.
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Créée
le 13 mai 2020
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