Le jeu dont vous êtes le héros
Connaissant assez peu le réalisateur, pourtant VIP à Cannes depuis de nombreuses années, j’ai eu envie d’en savoir un plus sur sa filmographie. D’après deux ou trois avis recueillis par-ci par-là, Funny Games devait être une oeuvre à la fois extrêmement violente et jubilatoire... Étonnant de la part de celui qui est aussi à l’origine du très froid Le ruban blanc et du chef d’œuvre, qui a été pour moi le film le plus touchant de ces dernières années, Amour. Soit.
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Ouf ! Après avoir souffert pendant 1h40, cramponnant tout ce qui me passait par la main et serrant les lèvres, je peux enfin respirer. La tension et le stress subits sont tels que je n’ai pu penser à rien d’autre qu'à ce qui se passait sur mon écran. Il me semble que pas une idée ou même une pensée ne me soit venue durant tout le film. La mise en scène, tout d’abord très démonstrative, puis s’effaçant petit à petit pour finalement laisser place à de longs plans séquence réussit parfaitement son office : nous plonger dans cet évènement vicieux et macabre. À l’impuissance face à la violence des faits précède la crainte de les voir arriver, l'un n'atténuant pas l'autre. Ce que l’on ne veut pas voir nous est finalement imposé par la caméra, statique, qui en montre à la fois trop pour nous permettre d'en sortie, et pas suffisamment non plus pour nous libérer de la pression psychologique constante. On se dit que tout ceci n’est pas possible, qu’il y a forcément une issue, et pourtant, au moyen d’astuces scénaristiques très malignes - qui ne seront pas dévoilés ici -, le metteur en scène nous enferme dans le piège où se trouvent les personnages puis en détruit la clé.
Mais l’intelligence d’Haneke ne s’arrête pas là. Comme évoqué au début, les deux personnes qui m’avaient parlé de Funny Games en avaient apprécié l’aspect... défoulant ! C’est exactement l’inverse que j’ai ressenti : de la frustration mêlée à de l’angoisse. Et c’est là où le don du réalisateur autrichien pour l’art de la symbolique et de la suggestion apparaît. Là où les uns prennent leur plaisir devant cet excellent film de genre, les autres dont je fais partie y voient une satire de la société qui accepte de plus en plus la violence. Ce sont les apartés du frère sadique se tournant vers la caméra qui témoignent de l’ambivalence de notre rôle de spectateur. Nous pouvons soit accepter le jeu et participer avec les deux psychopathes à la torture des membres de la famille emprisonnée, ou alors refuser la violence et subir un stress continu en espérant toujours que l'un des membres s’en sorte et que le cauchemar s’arrête pour lui. Le réalisateur offre donc à chacun le film qu’il veut (ou plutôt peut) voir, dépendamment de son rapport à la violence.
Ceux qui la craignent comprendront, au moyen des apartés et d’éléments évidents - qui ne seront toujours pas dévoilés ici -, que le réalisateur critique en filigrane l’évolution de la place prise par la violence dans notre société via les médias, qu'ils soient d'actualité ou culturels. La pièce qui se joue devant nos yeux pousse à l’extrême le tue-l ’ennui que pourrait représenter le jeu mené par les deux pervers. On ne peut que trop faire le lien avec les émissions de télé-réalité qui permettent au spectateur une interaction, parfois violente d'élimination ou de punition, avec des acteurs enfermés dans un espace confiné. L'extrapolation est facile me direz-vous. Oui sauf que le film date de 1997. Au passage, Loft Story c'est 2001.
Quant aux autres spectateurs, ils y voient un film de violence gratuite, un bon feuilleton de série B – le titre Funny Games colle - défoulant et un jeu de torture ludique se faisant en parfaite communion entre les personnages et le spectateur. À un niveau de lecture supérieur on peut voir en ce film une façon, pour Haneke, de piéger le spectateur en le confrontant à sa propre acceptation de la violence et du plaisir qui en découle. L’hétérogénéité des réactions suscitées par le film serait alors la preuve indéniable que le rapport à la violence évolue et qu’il aboutit à des divergences de perception au sein de la communauté.
Toujours est-il que l’intérêt est là, puissant, quelque soit la catégorie de spectateur à laquelle on appartient. Et Haneke, lui, semble s’être bien amusé à se jouer de nous.