La découverte de l'Amérique
Fury est le tout premier film américain de Fritz Lang, après son départ d’Allemagne, à la suite des pressions de plus en plus marquées exercées par le Dr Goebbels et ses séides (dont la propre compagne de Fritz Lang, Thea von Arbou).
Et Fritz Lang demeure, absolument, fidèle à son approche et à ses grands thèmes, abordés ici jusqu’à l’épure – la solitude, la foule, l’instinct grégaire, le bouc émissaire, la violence, la vengeance, la volonté de puissance, toutes questions encore amplifiées par les grandes menaces accumulées à un horizon si proche.
Fury est une parabole – sans aucune anecdote : rien sur l’enlèvement / rançon qui servira de prétexte à la curée et à tous ses enchaînements dramatiques, rien sur l’aventure sentimentale entre les deux héros du film, rien qui ne soit directement lié aux grandes questions déjà évoquées ; une construction très élaborée, on y reviendra, dans un temps très resserré (le film dure à peine une heure et demi, et passe très vite) ; pas de gras ; pas d’avantage de psychologisme – les faits sont bruts (et au-delà de la brutalité), et les réponses sont adaptées, dans un excès qui va également toucher au jeu (au surjeu) des comédiens. Ils incarnent des concepts, essentiellement. Et Fritz Lang est toujours un cinéaste expressionniste.
Dans ce cadre, il n’y a aucun risque de spoiler. A la seule question qui dans un scénario classique pourrait être un enjeu dramatique avec attente angoissée (on n’a pas retrouvé le corps, est-il mort ?), la réponse est apportée dans les trois minutes, avec une voix hors champ et un contrejour impressionnant … Cette question-là, évidente, n’intéresse pas Fritz Lang au-delà.
(La principale faiblesse du film est peut-être là – dans cet excès d’abstraction, imparable et sans doute très démonstratif, dans cette absence de chair.)
Il reste une grande mise en scène. Imparable. Parfaitement adaptée à la force des thèmes.
La construction du récit d’abord, très réfléchie, en trois temps :
• Un prologue bref et en trompe l’œil, semblant annoncer une comédie sentimentale ou une romance avec au revoir sur le quai de gare, et échanges de cadeaux symboliques, des cacahuètes grillés, une bague, qui pourraient sembler un peu mièvres s’ils ne devaient pas servir plus tard à bien autre chose. Rien n’est laissé au hasard.
• Le lynchage, la foule déchaînée, au bout de la rumeur et de l’absurde la monstruosité. Cela pourrait évoquer une des dernières chansons de Brassens – « quand la foule qui se déchaîne / pendit un homme au bout d’un chaîne / sans forme aucune de remords … » Mais la dernière partie ne confirmera pas la logique de la chanson : « … ce ratichon fit un scandale / et rugit à travers les stalles / mort à toute peine de mort. » Au contraire – tout tournera à la volonté de vengeance, sur fond de peine de mort et de pendaison ;
• Le procès, parfaitement conduit, annonçant tous les grands films à venir (notamment « Autopsie d’un meurtre ») dans un genre très prisé aux Etats-Unis. La stratégie, très habile mise en place par le procureur (Walter Abel) peut en effet évoquer la redoutable défense élaborée par James Stewart pour Otto Preminger. Mais ici c’est le mort, en deus in machina qui tire les ficelles.
La réalisation reste, délibérément, très sobre, sans effets appuyés et lourds – pour que les faits gardent toute leur force. Elle n’en présente pas moins des ponctuations, des signes, parfois très brefs, surgissant ponctuellement, de très belles réussites de mise en scène qui renforcent encore la puissance du message :
• Un plan, très bref sur une basse-cour, des poules caquetant, au moment où la rumeur enfle, gonfle, gonfle, se déforme …
• Les gros plans sur les visages déformés, saisis au vol dans la foule, au moment où elle vient d’incendier la prison, parmi les flammes – traits horribles, visages plus qu’expressifs, évoquant l’expressionnisme caractéristique du cinéma muet. Jusqu’à la fin de la scène, avec une explosion hors champ.
• La longue déambulation, qui se voulait « festive », dans la ville nocturne et qui n’aboutit qu’à une confrontation avec sa solitude et avec sa conscience « l’œil était dans la tombe … » : restaurant désert, malgré la présence bruyante des convives, bar désert, rue déserte, avec effacement du personnage lui-même, montée de la musique, stridences, accélération jusqu’à la folie …
Et le film ne s’en prend pas seulement à la foule, qui est aussi manipulée – de façon très moderne il vise aussi les politiciens et les minables enjeux locaux (qui valent bien la tête d’un homme) et la presse, les journalistes, qui provoqueront à la fois la condamnation de l’individu, puis dans le même mouvement la condamnation de la foule qui l’avait condamné.
Fritz Lang vient de découvrir l’Amérique. Mais les questions évoquées dépassent évidemment l’Amérique – et le titre de cette critique est également un trope l’œil. L’épilogue, très bref, avec le même souci d’économie que l’ensemble du film, pèse ainsi ses mots pour s’en tenir, toujours, à l’essentiel :
« … la foi en la justice, l’idée que les hommes sont civilisés, la fierté de savoir différent des autres, ces choses ont péri avec les flammes … »
Les questions posées ne sont pas américaines, pas allemandes. Elles sont universelles.