Fury Road est devenu objet de culte, une claque dans le cinéma, une démonstration de narration par l’image seule, une ode à l’action frénétique auréolée d’une maîtrise formelle. C’est le film que j’ai le plus vu au cinéma. Ces neufs années d’attente se firent donc dans un état fébrile d’anticipation. Furiosa allait-il seulement voir le jour? Pourrait-il être à la hauteur de son successeur? L’appréhension grandissait, et m’a presque fait oublier que je pouvais avoir une confiance aveugle en George Miller. Car Furiosa n’a pas à souffrir de la comparaison avec son aîné. S’il reste dans une vision cohérente, il a parti pris tout autre, une franche réussite dans une autre cour.
Trois mille ans à t’attendre aurait dû me mettre la puce à l’oreille, lui qui sous les habits d’une fable s’amusait à déconstruire le principe même de l’histoire. Un terrain d'expérimentation pour l’auteur australien dont il a tiré les bonnes leçons pour livrer Furiosa. Il opère à la déconstruction du mythe du personnage, nimbé d’une aura légendaire dans Fury Road, tout en s’attelant à la construction de son univers. L’histoire s’étire sur près de quinze ans, chargé de symbolisme : de la pomme du jardin d’Eden qui précipite le rapt, à la figure (anti)christique de l’antagoniste, en passant par l’Yggdrasil final et l’évangile selon History-Man, tout est fait pour immerger le spectateur dans un récit qui dépasse le réel et forge ses propres canons.
Les moments de bravoure se succèdent tout en s’épaississant d’une noirceur plus prononcée qu’à l’accoutumée, de scènes qui marquent telles que cet infernal rodéo mécanique ou cette brève plongée dans les sous-sol de la Citadelle. Les ellipses propres à la formation d’une mythologie laissent le spectateur raccrocher les wagons, tandis que certains liens narratifs se font par de simples détails disséminés dans un ensemble déjà dense. On croise une palanquée de personnages, instantanément iconiques, dussent-ils n’apparaître que quelques secondes (Octoboss) ou tenir une place centrale dans l’histoire (Praetorian Jack). Ils sont tous prisonniers de leur destin, irrémédiablement scellé : tant par le statut de préquel de l'œuvre que par l’anéantissement de toute forme d’espoir dans ce monde. Et pourtant, même le plus ignoble de ces survivants garde au fond de lui une lueur d’humanité, d’empathie.
Au milieu de cette galerie trône Dementus, chien fou dont le passé est évoqué en une phrase et justifie la bascule dans le chaos le plus total. Chris Hemsworth montre enfin qu’il peut être autre chose qu’un bellâtre sarcastique en campant un vilain mémorable, possédant une quasi omniscience des enjeux et que le nihilisme empêche de gérer sa meute. “I’m bored”, lâche-t-il finalement après une séquence éprouvante, dans un soupir de lassitude. Lassitude de sa propre cruauté utilisée à seule fin de ne pas affronter l’inéluctable déliquescence de son être et de son univers. Il rappelle fortement les pouvoirs en place dans le Salo de Pasolini, testant les limites des corps par pure distraction face à la destruction, mais terriblement conscient que tout cela est vain. Il se dégoûte mais a cessé de chercher des alternatives. Son infâmie fait passer la société fanatique d’Immortan Joe, antagoniste devenu emblématique bien que calqué sur le Humongus de Road Warrior, pour un parangon d’ordre, une finalité acceptable. Miller a pris le précepte de Hitchcock au mot : “The more successful the villain, the more successful the picture.” Dementus, à l’instar de Furiosa dans Fury Road, vole la vedette au héros éponyme.
Miller oblige, le film est une claque visuelle de tous les instants. La citation directe au film précédent se fait par l’attaque du convoi, rehaussée par des engins volants. Furiosa gagne également en verticalité par les décors plus nombreux, faits de structure élevées, et terrains de jeux propices à des affrontements variés. Le Wasteland se pare d’immenses dunes qui tantôt mettent à couvert d’une balle de sniper, tantôt permettent par leur ascension de rattraper sa proie dans une folie vengeresse imagée par les moteurs rugissant. Si les practical effects laissent plus de place à la CGI, cela reste cohérent avec le caractère fabuleux du récit, et si certains plans sont perfectibles, certaines prouesses laissent pantois. Le morphing de Furiosa de l’enfance à l’âge adulte est bluffant tant on ne réalise pas à quel moment Alyla Brown laisse entièrement la place à Anya Taylor-Joy. La bande sonore, tant ses effets que sa musique, est en parfaite adéquation avec l’image et son dynamisme, rien ne dénote, tout amplifie. Une forme olympique qui finit de faire rentrer Furiosa au panthéon du septième art.
Je pourrais dire encore bien des choses sur cette nouvelle claque, mais comme son auteur, je vous laisse le plaisir d’interpréter mes failles logiques, mes manquements à une quelconque exhaustivité. La seule note amère de tout cette affaire, c’est que ce chef d'œuvre ne fonctionne pas en salle, alors que l’on sait déjà que Deadpool 3 va cartonner cet été. C’est désespérant, mais moi aussi je préfère voir une petite lueur, quelque part dans cette incompréhension. Que veulent les gens?