Entamons par là, parce qu’on n’y coupera pas : oui, c’est extraordinaire ; mais non, ça n’a pas la perfection formelle de Fury Road.
Pour commencer ça n’a pas la beauté, la physicalité, le grain de Fury Road. — L’usage massif d’effets numérique a tendance à couvrir l’image d’un voile factice et lisse, même quand les plans sont magnifiquement composés ou magnifiquement mis en mouvement.
Les doublures numériques d’humains, de chiens et de voitures sont quelquefois d’une effarante laideur, et — si l’on omet le superbe segment central de l’assaut du convoi — elles coupent les jambes au sentiment extravagant, euphorisant, que donnait Fury Road, d’assister à un immense opéra de la matière dans tous ses états.
Enfin, Furiosa n’a pas la musicalité de Fury Road. Vous pouvez entendre par là, la musique elle-même — Tom Holkenborg semble en panne sèche, et ne parvient à réveiller notre attention que lorsqu’il répète son travail sur Fury Road ; du côté des nouveautés on ne trouvera que quelques vocalises orientalisantes et des percussions à l’infini.
Mais entendez surtout : musicalité visuelle, musicalité narrative. Le montage ne retrouve jamais l’énergie cinétique prodigieuse de Fury Road… Il n’est toutefois pas dit, pour la défense de Furiosa, que le film le recherche ; car conter une saga épique vengeresse en cinq actes aux ellipses multiples et qui s’étale sur quinze ans, ça n’est pas le même geste que de suivre une folle course-poursuite resserrée sur deux jours.
Tout ceci étant dit, donc : Furiosa est extraordinaire. Les talents de conteur de George Miller sont sans égal. Les visions de cauchemar qui parsèment sont récit sont à vous marquer l’œil et l’âme pour la vie.
Son goût du détail est merveilleux ; et Furiosa, que j’ai déjà vu trois fois à l’heure où j’écris ces lignes, se déplie et s’ouvre un peu plus chaque visionnage — telle une fleur de fer, de sable et de sang avec en son cœur un miel d’amour.
Car dans son fond, le grand geste de Furiosa devant ces naufragés de la fin des temps qu’il nous raconte, c’est avant toute chose la bonté.
Et la bonté du conteur Miller (qui était déjà si merveilleusement éclatante dans Trois mille ans à t’attendre) tient notamment à l’humanité qu’il ne renonce jamais à préserver dans chacun de ses personnages, jusqu’aux plus déchus, aux plus anonymes, aux plus méprisés.
Ainsi, même des ravisseurs sans foi ni loi qui arrachent Furiosa à sa terre, il nous sera donné un instant de les voir rire et se serrer dans les bras en chantant : « Fini d’être traités comme des chiens ! »
Du tout petit gars du groupe de war boys chargé de protéger le war rig et attendant ses ordres dans sa trappe à choux, on verra la peur de mourir mais l’envie de participer au combat, et la tragédie de n’avoir pas eu le temps de pousser son bouton.
Et tout est ainsi. De bonté et d’amour, opposés à l’atrocité du monde et à la tragédie du sort.
Dementus est passionnant — figure du nihilisme, figure du désespoir, élément de chaos, redoutable de roublardise et d’audace pour conquérir, mais trop vide d’idéal ou de foi en quoi que ce soit pour être apte à diriger.
Le pouvoir pour Dementus n’est qu’un divertissement, au sens le plus pascalien : diversion pour tromper son ennui et fuir la pensée de sa misère et de sa mortalité.
Lorsqu’on le voit s’ennuyer de son propre spectacle, être par instant saisi de dégoût devant sa propre cruauté, Dementus cesse d’être haïssable et attire à son tour la pitié.
Leur confrontation finale, à Furiosa et lui, nous parle de désespoir avec un vertige inconnu au bataillon des divertissements grand public.
La résolution que Miller lui propose, d’une poésie étrange et inattendue, parvient à tout transfigurer. Les cannibales, les meurtres, les viols, les compagnons suppliciés, les corps humains transformés en fermes d’asticots. Toute la rage, tout le néant, toute la vengeance…
Tout cela, transsubstantié en espérance. Par l’opération d’une pêche. Rien qu’une pêche. Il faut croire que les conteurs comme les messies accomplissent quelquefois des miracles.