OK, OK. Bon.

Déjà, je ne peux que respecter l’envie d’essayer des trucs, de ne pas s’enfermer dans une esthétique. On quitte le naturalisme des films précédents pour s’essayer à une belle narration à l’ancienne, avec une belle histoire. Une histoire qui peut se raconter, se déformer, avec presque des allures de conte-type, des allures de Belle et la Bête.

On sent une volonté certaine de créer des personnages. Des vrais bons personnages de conte, qu’on retient, qui disent quelque chose, qui représentent quelque chose. Notez d’ailleurs que Gaby ne s’appelle pas Lolita mais Gaby, et que Nicolas ne s’appelle pas Benjamin mais Nicolas. Pour ces deux personnages, précisément pour eux, Letourneur a inventé des prénoms qui ne sont pas les prénoms des acteurs. Jusqu’à faire écrire et interpréter une chanson sur Gaby. Son intention de créer une mythologie, un truc qui reste, est à nu. Elle veut que quand je vois quelqu’un incapable de rester seul, je l’appelle une pauv’ Gaby, comme je pourrais appeler une pauvre fille une Mouchette.

Oui, cette facétieuse référence à Bresson que je viens de faire n’est pas innocente. Je te vois, Letourneur, avec cette campagne, ces rapports au monde extérieur et ces plans sur ce chien. Je surinterprète à peine.

Attention : que l’intention soit claire et visible ne la disqualifie pas. Bobby Fischer a dit « 1.e4 - Best by test. », pas de chichi, quand on est sur le ring on est sur le ring.

Mais est-ce que je ne peux pas reprocher à Letourneur de monter sur le ring puis de ne pas totalement l’assumer, ne pas y livrer tout ce qu’elle a, par peur de ne pas y arriver, de perdre ? J’aime son détachement formel, sa direction rafraîchissante, je vais pas dire que c’est désagréable en tant qu’expérience. Elle fait du cinéma sans le prendre plus au sérieux qu’elle estime devoir le prendre au sérieux, et assume cette posture, en joue, s’en amuse. Mais ce qui la rend agréable, ce qui fait de son cinéma un réel bonbon de fraîcheur, cette légèreté, n’est-ce pas en même temps sa malédiction, son plafond de verre ? Cette volonté de demeurer accessible, de ne pas se plier au jeu de se prendre au sérieux, de ne pas descendre dans le terrier du lapin, n’est-ce pas sa limite esthétique ?

Tout est dans Gaby Baby Doll pour dire « OK on déconne pas je fais un FILM ». La narration, la structure, tout est là. L’utilisation de la musique, comme elle l’utilise et où elle l’utilise, dit « OK je fais du cinéma, je joue le jeu, on va y aller à fond. » Et alors que je la regarde filmer son truc, et ne peux m’empêcher de lui trouver un manque de quelque chose. Le film peine à me choper le bide là où je devrais être chopé. Sur un circuit où on attend d’elle qu’elle coure, où les maîtres avant elle ont couru, Letourneur marche, et c’est frustrant, parce ce que je suis certain qu’elle peut courir si elle s’en donne les moyens intérieurs.

Vous avez déjà été dans une Citroën C1 en montée sur l’autoroute ? 5ème vitesse, moteur à 4000 tours, vous êtes à 120km/h, ça hurle, vous le savez que vous n’arriverez jamais aux 130, ça cramera avant.

C’est ce que me fait Gaby Baby Doll. L’impression de voir Letourneur atteindre sa limite, de manquer de puissance pour aller au bout de ce qu’elle lance. De quoi ça vient ?

Letourneur est trop heureuse dans sa vie ? Elle n’a pas assez souffert ? Il faudrait que Cricri la quitte pour que le papillon s’envole et réalise les chefs d’œuvre qu’avec un talent pareil elle devrait réaliser ? Il faut que toute sa famille meure dans un accident d’avion ? Que lui manque-t-il pour faire monter cette foutue jauge de mojo ?

Même dans l’écriture je l’entends presque parler à voix haute : « je vais pas les faire se rater à la fin et se quitter, je vais pas là-dedans, c’est cliché, on va sur une fin heureuse et basta. » Ou « Je vais pas emmerder le monde avec des ambiguïtés morales, on y va droit dans les bottes, simple, détaché. » Dès qu’on attendrait du drame ou du nœud narratif, son effet se désamorce et s’auto-détruit. Et je le dis : j’ai quelque part du respect pour un certain dosage d’auto-destruction. Il y a une forme d’humilité et d’élégance là-dedans. Mais si tu ne te prends jamais, jamais au sérieux, que tu n’empruntes jamais, pas une fois, les routes que tu considères comme convenues et que tu t’interdis systématiquement toute forme de chaos ou de tension, que tu ne t’autorises aucun déséquilibre déjà-vu, aucun cri guttural de l’âme, que tu te tiens sur le ring mais que tu refuses d’enfiler les gants, à quel moment tu espères atteindre les profondeurs de mon ventre ? Il y a de jolies choses dans ce film, vraiment, il y a des dialogues sans queue ni tête et presque inaudibles devant les arbres que j’adore. Mais c’est joli, juste joli, et c’est le sommet de ce film. C’est trop détaché, trop j’y-vais-pas.

J’ai des ambitions pour Letourneur, j’attends beaucoup d’elle. Je ne veux pas que quand elle se s’essaie à écrire des mythes elle ne parvienne qu’à produire des films sympatoches. Oui OK allez 7/10 on a passé un bon moment blablabla. Letourneur ! Regarde-moi ! Tu crois que t’es qui ? C’est tout ce que tu me fais quand tu donnes des prénoms fictifs à tes personnages ? Dans vingt ans tu me fais un putain de trou dans le top 10 Sight & Sound ! Ne sois pas émotionnellement fainéante, engage-toi sueur et sang dans les corps que tu filmes, ne te contente pas de peu. Laisse-toi mettre un doigt dans le cul au moins par le cinéma !

Je sais qu’après Gaby Baby Doll tu reviens à ta zone de confort, tu « trouves ta voie ». Et c’est génial ce que tu fais. Mais j’aurais aimé te voir te casser les dents encore un peu sur des films comme celui-là. Tu as peut-être quelque chose de grand à y faire.

Scolopendre
7
Écrit par

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le 10 juil. 2023

Critique lue 19 fois

Scolopendre

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