Pour Peter Weir, la vie est une course contre la montre, contre la mort. Courir le plus vite possible pour la semer, vaincre la mort, le temps qui passe, se rappelant sans cesse aux protagonistes sous la forme de montres agissant comme autant de memento mori : Vous avez beau courir aussi vite, aussi longtemps que vous le voulez, la mort, elle, sera au rendez-vous, lorsque votre heure sera venue, lorsque la mélodie du temps s'arrêtera. C'est ce scrupuleux décompte que doit vaincre Frank Dunne dans le dernier segment du film, lors de la course la plus importante de sa vie. Il court à perdre haleine, bravant les balles turques, dans la tranchée, un silence de mort, seuls sont perceptibles les cliquetis macabres des montres et les prières des soldats redoutant du haut de leurs vingt ans le coup de sifflet qui les enverra à l'assaut du no man's land. Dunne pénètre dans les tranchées, tente vainement de se frayer un passage parmi les vagues prochaines, le souffle court. Les notes du sublime adagio d'Albinoni se font plus mélancoliques, le capitaine porte le sifflet à ses lèvres et à contre cœur libère le son tant redouté, strident comme le bruit des dents qui se serrent de rage au moment de passer la tête et de grimper sur la plaine, la peur au ventre. Les balles fusent, les corps tombent, Archy court et dans son élan suicidaire se fige, la mort, scrupuleuse créancière, aura, une fois de plus, le dernier mot… Du moins en apparence. Pour le comprendre, il est important de rappeler d'où vient le jeune Archy Hamilton et quelles sont ses motivations. Le jeune homme vit en plein bush australien, coupé de tout, son avenir semble tout tracé, il désire néanmoins accomplir quelque chose dans sa vie. Son don pour le sprint représente pour lui l'occasion inespérée de quitter son trou perdu pour vivre la vie qu'il fantasme. La course symbolise évidemment ce désir d'ailleurs, d'émancipation, et la guerre tombe à point nommé pour le jeune homme, elle est une occasion pour lui de participer à "une aventure plus grande que la vie". A l’instar des pyramides, la guerre apparaît comme une nouvelle tentative de l'homme pour vaincre la mort, d’accéder à l'éternité. Le film se termine sur un freeze frame montrant Archy Hamilton fauché en pleine course par les balles ennemies. Cette image, étrangement proche de l'affiche antimilitariste "Why ?" dénonçant les horreurs de la guerre du Vietnam, rappelle surtout un autre plan du film : celui d'Archy franchissant une ligne d'arrivée en vainqueur. Le choix du freeze frame suivi d'un fondu au noir est en cela tout sauf anodin car il insinue une immuabilité : Archy à beau avoir été tué, son sacrifice restera à jamais figé dans les mémoires comme sur la pellicule, le rendant à jamais immortel. Ainsi, en plus de transmettre son message antimilitariste, Peter Weir réalise un superbe hommage à la mémoire des soldats morts à Gallipoli. A la guerre, le soldat meurt, mais son sacrifice demeure.
Le désir d'émancipation de ces deux jeunes hommes fait également échos, sur le plan géopolitique, à celui de l'Australie elle-même, colonie britannique semi-indépendante, fraîchement entrée dans la modernité et souhaitant faire entendre sa jeune voix sur la scène internationale en participant à cette première guerre totale.
Peter Weir oppose deux visions de la guerre par le biais de ses deux personnages principaux. Le cinéaste prend soin de ne jamais donner raison à l'un ou à l'autre, les deux points de vue se valent et Weir le transmet admirablement par sa mise en scène. Lors d'une des meilleures scènes du film, au cours de laquelle nos deux larrons sillonnent un lac salé sous un soleil de plomb en échangeant leurs points de vue sur le conflit, le réalisateur dispose simplement mais habilement les deux protagonistes aux deux extrémités du cadre pour illustrer leur désaccord.
Avec Gallipoli, Peter Weir réalise un superbe film sur la Grande Guerre et sur la jeunesse, celle d'une nation fauchée dans un irrésistible élan de vie et de reconnaissance et à laquelle ce lourd tribu, cette glorieuse défaite, permettra d'entrer dans la valse des grandes nations. Film superbe qui, à grand coup de cadres minutieusement composés, dénonce la guerre tout en se souvenant avec tendresse des hommes qui y ont laissé leur peau, Gallipoli s'impose comme un des tout meilleurs long-métrages de Peter Weir.