Le crime fouillis
Avec tata Deneuve en vedette, Généalogie d'un crime attire quelque peu l'attention. Son affiche en totalité, tout compte fait; tantôt sanglant, tantôt plus psychologique. Un thriller, donc, qui...
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le 11 avr. 2021
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Dans l'un des bonus du DVD, Raoul Ruiz, dont la tête de paysan frustre cache une intelligence et une culture de haute tenue, répond à la question de Frédéric Bonneau : "tes films sont-ils accessibles à tous ?" Sa réponse en substance : "oui, je le crois, à condition de les voir deux fois, ce qui, avec les DVD, est à présent devenu chose facile". Je confirme. Le premier visionnage m'avait laissé perplexe mais, comme je sentais qu'il y avait là une matière très riche, je me suis astreint à le revoir le lendemain. Une bonne idée, qui va engendrer une critique très longue - le lecteur pressé peut sortir. Plutôt une analyse d'ailleurs, ce qui se prête bien au sujet, n’est-ce pas ?...
L'argument est labyrinthique : Solange, une avocate, est chargée de défendre un jeune homme pour le meurtre de sa tante Jeanne... dont elle est la réincarnation. Oui, car Jeanne a pris la forme de Solange pour se venger. Pour se venger, alors que c'est elle-même qui l'a poussé au meurtre, en utilisant la société psychanalytique d'un certain Georges Didier. Quant à Solange, elle souffre du même syndrome de criminalité précoce que le jeune René qu'elle est censée défendre. Elle qui, d'habitude, "perd tous ses procès", va gagner celui-ci en faisant acquitter son client... avant de le tuer, pour accomplir son destin de vengeresse. Pour corser le tout, on ajoutera une querelle entre deux écoles psychanalytiques, des histoires de fric et de partouze, une demeure inquiétante. Raoul Ruiz orchestre ce monde d'illusions avec une maestria éblouissante.
Un théâtre d'illusions
GénéalogieS et non Généalogie, ce n'est pas anodin. Le film de Ruiz n'entend pas montrer la cause du meurtre comme dans Pas de printemps pour Marnie, Rebecca ou La maison du Dr Edwards. On pense beaucoup à Hitchcock avec cette demeure inquiétante, ces tableaux aux murs, cette énigmatique intendante, cette héroïne blonde à chignon... et l'inévitable Vertigo s'impose dès qu'il s'agit d'une femme qui prend la place d'une autre. Mais Ruiz se montre moins cartésien, donc aussi moins limpide, ce qui oblige à revoir le film. Il n'y a certes qu'un crime au départ, celui de René sur Jeanne, mais cet acte unique suscite de multiples pistes qui s'entremêlent. Plus du David Lynch que du Hitchcock, mais un Lynch qui ferait dans la légèreté, car le film a bien souvent des allures de farce, soulignée par une musique à la dissonance ironique.
Puisque le film est imprégné de psychanalyse, c'est d'abord le langage qui brouille les pistes. Le psy incarné par Piccoli, nommé M. Georges par Solange, précise que Georges est son prénom, avant de refuser qu'on l'appelle "docteur". Son rival, Christian Laplace - celui qui veut prendre toute la place ? - se fait appeler Corail. Les lapsus se succèdent : Solange nomme son client Pascal, le prénom de son fils qu'elle vient de perdre, René parle de "confiture de mort... (onc) tueuse" pour désigner la confiture de mûres. Les phrases prémonitoires aussi : René lance à sa tante "ton rouge à lèvres me tue" avant qu'un un énorme stick se dresse tel un phallus ; au moment de se venger, Solange brandira un rouge à lèvres à la place du couteau. Ruiz multiplie les phrases à double sens de ce type. Par exemple, à sa mère, Louise, qui lui propose de se resservir avec un peu trop d'insistance, Solange répond : "j'en ai assez", ce à quoi sa mère réplique : "c'est pourquoi je ne m'installerai pas chez toi, tu en aurais très vite assez de moi". Les phrases se répondent, d'un personnage à l'autre : le "délire masturbatoire" que Georges diagnostique à l'encontre de Louise renvoie au tropisme supposé du jeune René pour le plaisir solitaire.
Les gestes aussi se répondent : pour sauver son ami juge qui a une attaque, Solange le frappe à la poitrine comme elle le fera pour tuer René ; Georges raconte à Solange que le soir du meurtre de Jeanne il avait "égaré [son] carnet", exactement comme à l'hôpital un peu plus tôt dans le film ; chez sa mère, Solange brise un vase, comme on avait vu faire René enfant au manoir. Etc. Liste non exhaustive.
Le film évoque aussi Buñuel, à nouveau par les deux femmes interchangeables (Cet obscur objet du désir) mais encore par le fétichisme associé aux objets (Vidriana, L'ange du péché). C'est un masque doré au mur (qui renvoie au peignoir en satin de Solange), une sculpture noueuse et un agressif flambeau de pierre dans l'entrée du manoir, une tête de rapace en bronze sombre, un trône imposant dans le bureau de Jeanne, une paire de chaussures volées par René dans l'après-midi qui se retrouve sur la table de nuit de Solange, chaussures auxquelles répondront celles que Georges demande qu'on lui ôte avant de mourir parce que "jamais de chaussures au moment suprême" ! La loufoquerie innerve tout le film.
Ces objets concourent parfois à créer une atmosphère de conte de fées, comme dans l'exquise scène du déjeuner entre Solange et sa mère. Notons d'abord le vin qui semble versé dans le verre d'eau, véritable tour de magie opéré à l'écran : il y avait deux verres, mais le verre d'eau cachait parfaitement le verre de vin (toujours pas compris, d'ailleurs, comment l'eau peut masquer le vin) ! La conversation qui se poursuit est ensuite captée devant divers objets en gros plan : une série d'oeufs en faïence sur une étagère, un canard, une poupée... Impression de se trouver dans un monde miniature façon Alice au pays des merveilles. Il y a donc la scène consciente où on cause du prix du vin, et parallèlement sa version inconsciente qui renvoie à l'enfance criminelle de Solange puisque cette dernière aimait jeter les chats par la fenêtre - exactement comme René qui capturait des animaux pour les torturer. Un miaulement viendra annoncer le meurtre final, après que Solange aura eu une vision d'elle-même enfant, un chat dans les bras et un couteau dans la main. Une comptine intervient aussi dans ces moments, dont la mélodie est parfois orchestrée en guise de musique extra-diégétique.
Une autre scène épatante la suit, celle où la mère de Solange raconte un rêve à Georges sur le divan : elle a rêvé que sa fille la tuait. Un panoramique nous montre des masques au mur, motif récurrent dans le film, puis le visage de Georges dans un miroir, l'ombre d'une statue d'oiseau, la tête de Georges à l'envers, enfin le corps de la femme filmé de la tête aux pieds. Ce panoramique virtuose fait littéralement "tourner la tête", ce qui est un peu le propos du film dans son ensemble.
Variant les angles pour renforcer la bizarrerie de son monde, Ruiz se montre créatif : ainsi, dans la scène finale de vengeance, Solange arrivant chez elle est filmée devant un grand verre dans lequel se reflète le lampadaire, qui coupe son corps en deux, allongeant démesurément son bras, ce bras qui ne va pas tarder à frapper. Superbe.
Une troisième scène s'apparente à un théâtre d'illusions : celle où Solange se rend au manoir pour connaître le fin mot de l'histoire. Le silence s'installe comme si on venait de frapper les trois coups, les fenêtres s'éteignent une à une pour n'en laisser qu'une allumée. Solange est enfermée dans la fameuse antichambre dotée d'une glace sans tain, permettant à Ruiz de superposer merveilleusement les visages de l'autre côté, Georges étant toujours un peu plus net, en tant que maître de cérémonie. (L'effet est encore plus sidérant lorsqu'un aquarium fait circuler de petits poissons devant les personnages.) La mascarade censée représenter "l'instant d'avant le meurtre", pour guérir René de sa pulsion, reproduit un tableau qu'on a vu au mur. Les personnages ont les yeux bandés (on pense furtivement à Eyes Wide Shut), disposés chacun dans son rôle, avant que le processus s'inverse, seul le criminel, couteau en main, étant bandé. Lorsque Solange se rebelle et demande à être libérée, Georges lui répond d’un laconique (et drôle) "non" : elle ne pourra sortir que lorsqu'elle aura accompli son destin, poignarder René. Comme dans la tragédie grecque, certains doivent être sacrifiés. Georges l'illustrera par sa propre mort.
Chacun a son double
Les personnages se substituent entre eux, à commencer par René et Solange qui jouent chacun à être l'autre, comme avaient coutume de le faire, par jeu, René et Jeanne.
Le double de René est... double. Il y a d'abord Pascal, le fils de Solange qui a péri dans un accident le jour-même du meurtre, et ce alors que Solange dormait puisque le film ne cesse d'osciller entre rêve et réalité. La mort de son fils ne semble guère affecter Solange... puisque René a pris immédiatement sa place : elle se rendort et, au matin, prépare tranquillement une mayonnaise dans sa cuisine. Les autres n'en font pas plus cas : Mathieu, son patron, lui demande avec insistance de répondre à sa proposition de prendre en charge le dossier de René devant la dépouille de Pascal ; et le trop bruyant Georges est rappelé à l’ordre par le juge, seul personnage non touché par la folie... qui ne résistera pas à l’épreuve de cette histoire.
Mais René a un autre double, Yves, son copain incarné par Mathieu Amalric. Ils partagent la même fille, cette espagnole longiligne qui se prête à tous les rôles pourvu qu'elle soit rémunérée, et, lorsque René fera irruption dans la salle où se déroule la mise en scène du crime c'est Yves qui se sera substitué au jeune homme qui avait les yeux bandés. Ajoutons que Yves couche avec Christian, lui-même le double de Georges, ce dernier pouvant être vu comme le père spirituel de René - les pères biologiques étant totalement absents du récit. De quoi faire le miel de n'importe quel psychanalyste...
Georges et Christian sont les deux frères ennemis qui ne cessent, comiquement, de se tirer la bourre. Alors que Georges est attablé à la terrasse de son café habituel, la caméra vient se placer juste devant la grosse tête de Christian qui lui dame le pion. Au restaurant, scène inverse : alors que Solange discute avec Christian, c'est Georges qu'on aperçoit en fond, s'approchant pour prendre part à la conversation. Plus tard, alors que Mathieu et Solange attendent Georges à leur bureau, c'est Christian qui frappe à la porte. Les deux pontes ont beau être rivaux, ils "déjeunent ensemble tous les premiers vendredis de chaque mois", et c'est Christian qui ôtera minutieusement les chaussures de Georges au moment de sa mort. Ils sont par ailleurs complémentaires : si Georges est bien celui qui a orchestré la vengeance de Jeanne, Christian est celui qui l'explique, par une théorie selon laquelle ce n'est pas nous qui faisons les histoires mais les histoires qui nous font, théorie qu'il explicitera face à un mur de portrait d'assassinés célèbres (Gandhi, Kennedy, le Christ...). Nous sommes prisonniers de ces histoires qui nous meuvent à notre insu : la grille aux allures de prison du lieu où se déroule la scène l'exprime assez. Imbibé de sa théorie, Christian ne cesse, là encore comiquement, d'associer ses interlocuteurs à des personnages littéraires (les frères Karamazov) ou à des auteurs (un lieu évoque Musil ou Thomas Mann, Georges est comparé à Socrate). Chacun des deux frères ennemis est fou - la critique de la psychanalyse est acerbe. Ruiz épingle aussi la dimension sectaire de ces chapelles qu'adorent les psys, avec les trois marqueurs de dérive sectaire : l'argent (sombre histoire de détournement non explicitée), le sexe (il est question de voyeurisme, d’inceste et de partouze), enfin l'emprise sur les consciences, au point de sombrer dans le suicide collectif.
La scène est savoureuse : chacun des membres verse une poudre de perlimpinpin dans son verre, un flou circule au sein de ce cocktail mondain censé fêter l'acquittement de René. Traduction : puisque René est acquitté, d'autres doivent se sacrifier ! Notons que c'est le seul moment où Georges reconnaît Solange ("ah Solange !" lui lance-t-il étonnamment alors qu'un peu plus tôt, à la terrasse du café, il ne s'était pas rendu compte qu'on lui avait substitué l'assistante de Mathieu). Il y a là comme un passage de relais : c'est à présent à Solange d'agir.
Le passage de relais est un thème central concernant Solange : en lisant le journal, arrivée au point où Jeanne a tiré sur René sans parvenir à le tuer, l'avocate prend la place de Jeanne. Une expression dit "elle passe la main", et c'est littéralement ce qui se passe : une main de bronze est posée sur le bureau de Jeanne, Solange met la sienne dessus, la vraie main de Jeanne apparaît. Dès lors Solange, devenue rousse, ne cessera d'incarner Jeanne, jusqu'au meurtre. La main de Jeanne ressort aussi dans le grand portrait d'elle qui surplombe son bureau. Jeanne, nous apprend Georges, avait remplacé les têtes des portraits de prostituées qui ornait cet ancien lupanar par la sienne. Un peu plus tard, c'est le visage de Solange qu'on verra sur les tableaux. Enfin, lors de la scène de crime, René sortant le couteau à la main du manoir se retrouvera dans l'appartement de Solange.
Puisque tout le monde a son double, puisqu'on s'interroge sans cesse sur qui est derrière celui qui agit, Ruiz use de tous les artifices qui peuvent renforcer son propos. Les ombres d'abord : ombre de Solange le premier soir sur le papier peint aux canards sauvages qui orne la chambre de son fils, ombre de René enfant qui apparaît sur le mur de sa chambre lorsque Solange la visite (clin d'oeil à M le Maudit ?), ombres des sculptures. Les miroirs ensuite : au restaurant, dans la salle de bain de chez Solange, dans le bureau du psy, dans celui de Mathieu alors qu'il tente d'abuser de son avocate. Ils sont omniprésents, et ici parfaitement justifiés. D'autres effets de confusion sont soigneusement mis en scène : par exemple, le manteau blanc de Solange qui ressemble aux blouses des médecins, lorsqu'elle se rend à l'hôpital, un dossier sous le bras.
Il y a double mais il y a aussi confusion permanente, d'où l'usage des flous, par exemple lors de la conversation entre Solange et sa mère à la morgue. Georges, d'ailleurs, le grand prestidigitateur, démiurge tirant les ficelles, ne cesse de se tromper : sur le nom de ses interlocuteurs comme on l'a dit, mais aussi de chambre à l'hôpital... Et ses outrances sont imprévisibles, comme lorsqu'il met dehors les infirmiers à coup de pompe.
Christian, dans l'une de ses théories fumeuses, évoque l’idéal d’un personnage qui serait "à la fois victime et coupable". Une ambition christique qui s’accorde à son prénom et qui résume, finalement, tant le personnage de René que celui de Georges qui finit par se sacrifier. C’est à Jeanne-Solange qu’aura échu la tâche de faire advenir ces destins tragiques.
* * *
Raoul Ruiz disait vrai : seul un deuxième visionnage permet de prendre conscience de la richesse de ces Généalogies. Le film est passionnant lorsqu'on s'emploie à le décoder. Sans prétendre d'ailleurs en avoir épuisé les significations... Exemple de questions non résolues : pourquoi Georges s'époussette-t-il toujours l'épaule ? pourquoi René comme Solange hésitent-ils sans cesse entre deux objets ? pourquoi René vole-t-il des chaussures ? quel est le rôle de la foule qui le poursuit, répondant à celle qui vient inopinément visiter sa chambre au manoir ? quel est le sens de la scène de cambriolage par la bande de René et Yves ?... Mais c’est une qualité, pour un film, de conserver une part de mystère. Même au deuxième visionnage.
Les acteurs sont impeccables : évoquons la métamorphose de Piccoli au moment de son agonie, sans oublier ses toujours délicieux éclats de rire et autres accès de colère subite ; pour Deneuve, ce moment étonnant où, se revoyant enfant avec un couteau et un chat, elle prend soudain un visage de petite fille. Quant à Melvil Poupaud, Andrzej Sewerin, Bernadette Lafont et Mathieu Amalric, ils servent parfaitement leurs personnages respectifs.
Grand film. A condition de le voir deux fois.
8,5
Créée
le 13 mai 2023
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