A l'époque de GÉNÉALOGIES D’UN CRIME (1997), Raul Ruiz enchaînait un opus par an, et il était devenu difficile d'être sensible à la musique singulière de chacun d'entre eux, à force d’effets de signature qui en limitaient la portée (genre : bric-à-brac frisant le kitsch). Or avec la distance, le film semble moins branché sur les années 90 que 70, par son appétit de formes et l’intensification folle de la fiction. Voici donc Deneuve perdue parmi les signes, jetée dans le grand bazar des choses - provisoirement débarrassée du réalisme psychologique français. Avec le temps, les innombrables bibelots ont pris la trouble densité d’artefacts-Sésame, McGuffins et boites de Pandore lestés d’un poids, d’une Histoire. Imper rouge, revolver, fresque murale, lampes, vases, miroirs, les signes font signe, tremblent et s’agitent autour de la comédienne dans une ronde hilare pas si gratuite, version d’Alice au pays des terreurs où le sarcasme le cède finalement à la mélancolie (le personnage de Piccoli qui me semblait trop histrionique, m’a paru plus sérieux et émouvant dans sa folie, jusque dans la scène du suicide collectif des psys). Le film est porté par une sorte de libido vénéneuse qui s’exprime autant dans la splendeur de la direction artistique (ce sont les formes qui désirent, dirait-on) que dans l’érotisme quinqua de Deneuve – avocate amoureuse d’un client ayant l’âge de son fils. Visage encore intact mais silhouette plus enveloppée, l’âge de l’entre-deux fendille subtilement la puissance de l’actrice (et la rend plus fascinante).

GÉNÉALOGIES commence comme un Hitchcock sirkien (LES AMANTS DU CAPRICORNE), et c’est peu dire que le film est prodigue dans les figures qu’il convoque, et audacieux dans le niveau de convention qu’il requière (farce freudienne, rien que ça). Il tisse une toile souterraine avec les labyrinthes baroques que Deneuve traversa dans les années 70, teintés de surréalisme (LA FEMME AUX BOTTES ROUGES), d’ésotérisme (ECOUTE VOIR), de conte gothique (AMES PERDUES), tous gangrenés par une libido déviante ou maladive, souvent fétichiste. Au fond c’est toujours TRISTANA qui rôde, et dévide sa pelote le long de la filmo de l’actrice, clapotis ou eau profonde, secret lancinant qui cogne au revers de la médaille. Mais les caresses solitaires de la vieille fille d’AGENT TROUBLE (autre pierre noire du corpus) sont solidaires d’un appétit de vérité, d’un désir d’enquête. Les ombres de la sexualité nourrissent les lumières du savoir (avocate, psy, romancière, détective privée). Le désir déborde, inspire la mise en scène, autorise les surgissements plastiques ou narratifs les plus débridés, luxuriante jungle de motifs s’enroulant autour d’un marbre supposé inaltérable : l’actrice.

LunaParke
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le 6 nov. 2023

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