Le film a remporté dès sa sortie un succès assez exceptionnel pour un documentaire et Barbet Schroeder était d'ailleurs très fier du travail accompli - et considérait même (presque sans fausse modestie) que c'était une oeuvre d'Idi Amin Dada, lui-même n'étant que la petite main, le premier technicien du film.
Mais tout s'est très vite trouvé placé sous le signe du paradoxe : Idi Amin, dictateur naissant, espérait faire de ce film, de "son" film, un monument à sa gloire. Or la première réaction du public a d'abord été ... le rire (pour les plus mauvaises raisons sans doute). Le dictateur s'est alors empressé de faire censurer quelques extraits qui lui déplaisaient, essentiellement ceux où apparaissait explicitement le vrai visage de la dictature (une exécution capitale, un commentaire en voix off sur un conseil des ministres où est évoqué le sort futur d'un ministre opposant) et il n' a pas hésité à cette fin à prendre en otage toute la population française de l'Ouganda.
La réalité du film est sans doute bien plus complexe.
Le rire certes,
lorsque le général Amin, en barque sur le Nil, se met à parler aux crocodiles comme à de vieux copains - "celui-là, il me connaît ...",
lorsqu'au cours du'une compétition de natation, l'énorme bras d'Amin Dada noie (quasiment) le nageur mieux parti que lui, que tous les autres, assez effrayés, cessent alors de nager, qu'il touche seul le rebord de la piscine en criant dans un gros rire - "j'ai gagné",
lorsque, vêtu en treillis, accompagné de quelques militaires armés de kalashnikovs (à qui il demande de tirer par terre), sous le survol d'un (1) hélicoptère, il escalade une colline, tout en expliquant qu'il possède une stratégie imparable pour reconquérir le Golan, avant de s'écrier au sommet du tertre - "Victory",
lorsqu'il envoie une lettre à la Reine d'Angleterre pour demander la princesse Ann en mariage; lorsqu'il écrit au président de Tanzanie, son ennemi juré, que "s'il était une femme, il l'épouserait volontiers",
lorsqu'il présente aux journalistes sa nombreuse famille, pas ses femmes (qu'il a répudiées car pas assez révolutionnaires), mais ses enfants, une bonne vingtaine, et qu'il répond à Barbet Schroeder ("Vous en avez beaucoup ..."), qu'il est "un bon tireur",
lorsqu'il développe, exemples à l'appui ses théories économiques pour vaincre l'inflation - par la bastonnade publique de tous les commerçants qui ont augmenté leur prix; il n'est pas sûr que l'économie de l'Ouganda en soit sortie bénéficiaire,
lorsqu'il danse en brousse au milieu de la foule, colosse entouré essentiellement par des femmes, sur un thème musical d'un accord et demi joué au bandonéon, avec un texte à la gloire du président Amin - et le générique précise bien que la musique a été composée par Idi Amin Dada.
(Ce sont autant de souvenirs, d'instantanés parmi bien d'autres). On peut rire sans doute, mais on sent bien, après coup surtout, que ce rire est un rien jaunâtre. Et après une observation attentive, on sent bien que c'est Amin lui-même, et non le réalisateur qui tire vraiment les ficelles. Une scène, celle qui clôt le film, qui n'a pas forcément été particulièrement remarquée, me semble particulièrement saisissante :
- Amin préside un congrès de médecins; son discours d'ouverture, comme toujours, tient à la fois de la fatuité et du stéréotype -un bon président doit être un bon boxeur etc.
- Question formelle : quelqu'un a-t-il une question à poser ?
- Mais il y a une question, posée par un des médecins congressistes - dont j'ai oublié les termes exacts, mais une question technique, exprimée de façon assez intellectuelle ...
- Gros plan sur le visage d'Amin, pendant que l'interlocuteur déroule sa question (belle trouvaille de mise en scène) : front plissé, regard fixe, un peu exorbité, mâchoire crispée, il n'est pas sûr qu'il ait compris la question.
- Mais le visage se détend. "Voilà un homme qui parle bien. Le pays a besoin d'hommes comme vous. Et votre problème, on le traitera au prochain conseil des ministres."
Amin reprend la main. Il emporte l'adhésion. Son gros rire a bien le dernier mot. Et ce rire-là est bien plus fort que les rires caustiques, ironiques ou sarcastiques des spectateurs en Europe.
En réalité Amin restera longtemps, trop longtemps à la tête de l'Ouganda, le temps de massacrer son peuple, de pratiquement trucider tous les individus de toute autre ethnie que la sienne (qui se souvient de John Akii-Bua, seul Ougandais jamais champion olympique, athlète inoubliable, pourchassé, torturé dans son propre pays ?) Si Amin, bouffon tragique, ne s'était pas lui-même pris à l'illusion de son propre pouvoir (le désastre de l'avion détourné à Entebbe, la guerre absurde et évidemment perdue finalement engagée contre la Tanzanie, l'exil ...), il aurait sans doute pu continuer à massacrer son peuple en toute quiétude et durant toute son existence.
Le passage d'Amin à la tête de l'Ouganda n'est pas un épiphénomène, une anecdote circonscrite à un lieu lointain et à une époque achevée. C'est la figure emblématique de toutes les dictatures,qui durent, perdurent peut-être grâce aux rires, à l'illusion exotique, à la distance hautaine, à un laisser-faire assez inconscient. C'est la figure d'Ubu-Roi. Barbet Schroeder s'y est peut-être lui-même laissé prendre puisque bien des années plus tard, bien après l'exil et même la mort d'Amin, il confessait encore une vraie tendresse pour son film et pour son personnage. Et c'est peut-être aussi ce qui fait la qualité, assez exceptionnelle, de ce documentaire. La figure d'Ubu touche au mythe et son retour récurrent, celui de toutes les dictatures, n'a assurément rien d'anecdotique