Pascal disait que le silence des espaces infinis avait quelque chose de terrifiant. Sans doute voyait-il dans l’insondable éternité du temps et dans l’inatteignable infini de l’espace la perspective effroyable du dérisoire de la vie humaine, et, avec elle, celui de l’Humanité. Peut-être y voyait-il aussi les limites insoutenables de son esprit.

Cette sensation de l’Absolu, cette angoisse primitive de l’Homme envers l’incommensurable du cosmos et l’inexorable de l’écoulement du temps, cette fascination grisante autant que suffocante du « sans fin », appréhendée par la fenêtre frustrante d’une existence humaine, seul 2001, la fabuleuse odyssée de l’espace de Kubrick, était majestueusement parvenu à la rendre tangible en l’espace d’un film. Et puis (depuis), il y a eu Gerry, cette autre odyssée d’un autre espace, signée Gus Van Sant. Deux poèmes qui semblent se répondre, à trente ans d’intervalle.

Gerry s’aligne à 2001, comme s’il en était le prolongement parfait du prologue, un retour ultime dans les déserts de la préhistoire, la dernière confrontation de l'humanité avec le minéral, en dehors des routes de la civilisation. Comme si Gerry était le crépuscule là où 2001 était l'aube. Comme si Gerry était la dernière aube et 2001, la première.

Comme par symétrie, là où Kubrick traçait cette fascinante verticale d’un monolithe, ligne d'élévation d'une humanité dont les corps venaient seulement d'apprendre le debout, évoquant la solidification d'une conscience, l'appropriation du monde – Van Sant, lui, nous fait assister à la sublimation de deux êtres, à l'évaporation des corps, et appose un aplat écrasant, celui de l'horizon. Cette ligne où s’effleure le désert-espace et le ciel-temps et qui fait s'écrouler toutes les verticales, dans une fascinante élégie d’une humanité dépossédée du monde, soudain confrontée à sa planète, et à sa mémoire qui résonne dans les méandres dévastés de ses paysages morts.

La Société nous aura fait touristes sur notre propre Terre. Et incapables d'y survivre en dehors de nos propres circuits.

Mais, au-delà de tout ce qu’on pourrait lui faire dire, Gerry est avant tout une ahurissante redéfinition du langage de l’image. En un plan, le plus beau du film, sans doute l’un des plus beaux du cinéma, l’image semble aplanir les corps en deux silhouettes noires piégées dans une marche saccadée et désorientée, tant on a l’impression hallucinante que les deux héros se rejoignent, puis s’éloignent à l’opposé l’un de l’autre, se dirigent vers la droite, vers nous ou au loin. Perdus dans le désert, dans leur mémoire, ou dans l’image, les êtres n’ont plus de dimensions, les mouvements n’ont plus de direction, les actes n’ont plus de sens clairs.

Attention, on pourrait se perdre, en regardant ce film. Et y laisser quelque chose.
Omael
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le 21 avr. 2014

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