René Clément. Pour moi qui ai eu mes premiers émois de cinéphilie française avec A bout de souffle, c'est un nom qui est synonyme de "cinéma à la papa". Et c'était un peu dur. C'est le premier que je vois, et ce n'est certes pas révolutionnaire au niveau formel, mais c'est de bonne facture. Une sorte de Losey "qualité française". C'est un cinéma qui est, au fond, devenu dépaysant. C'est un peu comme écouter des interviews de Chaban-Delmas. C'est une France qui a disparu, pétrie de valeurs chrétiennes, généreuse, faussement innocente, tout de même un peu niaise, mais toujours élégante, à l'image de la diction irréprochable des acteurs.
Gervaise, donc, c'est l'adaptation de L'assommoir de Zola, qui raconte en gros la déchéance progressive, morale et physique, d'une blanchisseuse dont le mari sombre dans l'alcool.
Une chose qui m'a frappé d'entrée de jeu, c'est que ça fait très propre, comparé au roman. Tout simplement parce que le choix pour le rôle principal de Maria Schell, actrice dont la voix enivrante laisse percevoir très légèrement la sensualité lente de ses origines autrichiennes, est à la fois une force et une faiblesse. Une force, car c'est une bonne actrice, qui crève l'écran, une Romy Schneider avant l'heure. Une faiblesse, car le film a renoncé à montrer la déchéance physique. Dans le livre, Gervaise devient une viveuse avec un pli de bébé sous le menton, puis une immonde poissarde que personne ne respecte. Le film insiste plutôt sur le fait qu'elle a perdu ses repères et sur l'environnement moral dégradé dans lequel elle évolue, mais elle semble avoir conscience de sa déchéance. Chez Zola, au contraire, elle se cherchait des excuses, et c'est ce qui faisait toute la force de L'assommoir.
Dommage, car sinon le script est malin et adapte bien le livre, jusque dans son dernier tiers. La baston dans le lavoir, scène attendue, ne m'a pas beaucoup épaté au début, mais Clément ne censure rien, et c'est au fond assez... culotté. Les décors sont peu nombreux mais crédibles. Par contre l'imagerie fait souvent plus années 1920-30 que XIXe. On verrait un téléphone qu'on ne serait pas choqué outre mesure. Difficile, parfois, de s'imaginer sous le Second Empire, on se croirait plutôt à l'époque du Front Pop'.
Quelques chouettes trouvailles : Lantier qui au matin trouve dans son lit des épingles de cheveux de Gervaise et les laisse sur la table de nuit.
Sinon le casting est excellent, et c'est parfois vraiment bien joué. François Perier, le brave gars un peu lourdingue, a les yeux qui se plissent imperceptiblement à mesure qu'il perd en dignité. Mathilde Casadesus est parfaite dans le rôle de Mme Boche, la grosse concierge.
Bon, je vais lister les différences par rapport au livre.
Goujet embrasse Gervaise lors du banquet !
Une scène de tribunal, avec des ouvriers qui essaient de faire grève, parmi eux Goujet, qui prend un an de prison sur une dénonciation calomnieuse. Un souvenir des grèves de 1947, ou une volonté de faire le lien avec Germinal ? Ha non, ça sert à faire une ellipse pour comprendre la déchéance de Gervaise.
Virginie est montrée comme le mauvais génie qui initie Gervaise à l'alcool, alors que dans le livre elle reste décente. Et au contraire, on ne voit pas que Lantier pousse Coupeau à boire.
Une chouette scène, bien écrite, où Gervaise demande à Goujet, sorti de prison, de la faire danser, et où il réalise qu'elle est devenue évaporée et inconséquente.
Ce n'est pas Gervaise qui devient négligente comme blanchisseuse, c'est Coupeau qui vole des draps de client pour les mettre au Mont de Piété.
Idem, Coupeau a une crise de delirium tremens devant sa femme et Mme Lorilleux, qui dans le film s'avère n'être pas si vache que ça.
C'est un film fort et émouvant, qui vient d'une autre époque mais a du coup un côté vieille France exotique. Je lui reprocherai d'avoir édulcoré le roman de Zola. Une adaptation littérale aurait été interdite aux moins de 18 ans, me direz-vous. Certes, certes.