« Ne me tuez pas » répète Nicolas (incarné par Salomon Stevenin) à son médecin ne voulant pas le déclarer apte à conduire, donc à travailler, puisqu’il est chauffeur Uber. C’est un lointain écho à Darroussin qui disait à son éditeur, dans Dieu vomit les tièdes « Il veut que je meurs ». Rien d’étonnant à tisser des liens entre ses films, le cinéma de Guédiguian est une somme de variations, plus ou moins visibles. Si Gloria mundi est une variation directe de l’un de ses films, c’est bien celui-ci : Dieu vomit les tièdes, sorti il y a près de trente ans et qui aurait largement pu servir de titre ici. Les tièdes se sont transformés en minables, dans Gloria mundi : Ce terme, immonde, qu’emploie Bruno (campé par Grégoire Leprince-Ringuet) à tout bout de champ.


 Au rayon des échos divers, on y croise une jeune femme voilée, que la petite propriétaire du cash va humilier comme le jeune maghrébin, cirant les chaussures, était humilié dans l’autre film. Quant à Ariane Ascaride, elle était enceinte dans Dieu vomit les tièdes, on peut s’imaginer qu’elle attendait Mathilda (Anais Demoustier) et que son homme finira en prison. Les rôles des garçons sont inversés mais les passerelles sont nombreuses. Gérard Meylan, lui, y incarne un homme sortant de prison après y avoir passé la moitié de sa vie, il écrit des haïkus plus ou moins comme il le faisait dans Dieu vomit les tièdes, au sein duquel il noyait sa nostalgie militante sous un pont qu’il ne cessait de peindre. Dans chacun de ses deux films, Meylan est à la fois pierre angulaire et nulle part.
Guédiguian est en colère. Et désespéré. Il restait encore de cette tradition de lutte ouvrière dans Les neiges du Kilimandjaro, malgré un idéal tourmenté par les nouvelles générations. Quant à La villa, dans ce lieu qui semblait à la fois hors du monde et dilaté dans le temps (d’un souvenir macabre), mais servait in extremis d’hôte providentiel aux plus démunis, l’utopie l’emportait encore. Là on sent que tout s’est évaporé – Le soleil marseillais, lui-même, semble avoir disparu ; Par ailleurs, c’est un Marseille que Guédiguian n’a jamais filmé auparavant. Il n’y a plus ni bouclier, ni lutte. Les militants se sont tu et le capitalisme est tellement sorti vainqueur que les « bons » (Et voir Ariane Ascaride dans ce rôle, c’est d’autant plus terrible) se refusent à la grève car ils ne peuvent plus se le permettre. L’exergue de Gloria Mundi, signée Guédiguian lui-même, dit déjà tout : « L’apogée de la domination est atteint lorsque le discours des maîtres est tenu et soutenu par les esclaves ».
Mais ce n’est pas que le travail ni l’entraide sociale qui ploie sous la caméra de Guédiguian. C’est d’abord la jeunesse, de manière générale : Le peu de solidarité qui reste est réservé aux vieux. C’est aussi le couple moderne – Il faut voir comme il le ridiculise volontiers – et la famille, surtout lorsque les vieux gauchistes ont passé le flambeau des gosses obsédés par la réussite financière, réfugiés dans le cash ou l’uber. L’idéal se joue dorénavant dans l’écrasement des masses populaires. Dans une dialectique du « plutôt être esclavagiste qu’esclave, exploitant qu’exploité » certains des personnages se rattachent à une quête du bonheur volontiers misanthrope. Il s’agit d’Aurore & Bruno. Jamais Guédiguian n’avait créé de personnages si infects et effrayants. Jamais, probablement, n’avait-il autant été en colère. Faire dire au personnage le plus répugnant qu’il n’a qu’un désir c’est d’être un « premier de cordée » ce n’est pas innocent, je pense.
C’est aussi le revers de ce jusqu’au-boutisme : La mule est un poil trop chargée, je préfère Guédiguian un peu plus nuancé. J’aime le Guédiguian empathique, moins celui de la misanthropie. D’autant plus que c’est assez maladroit de faire de ces deux affreux personnages des entités hyper sexualisées comme s’il réservait cela aux pourris, aux ingrats. Certains reprochent la « surcharge » à un Ken Loach (notamment sur son dernier film, qu’on peut rapprocher à Gloria mundi ne serait-ce que dans le traitement de l’ubérisation) mais je pense que c’est un faux procès tant il milite, démontre et démonte. Guédiguian vise l’allégorie, c’est plus romanesque, mais ça crée un déséquilibre. Quand Aurore apprend que Bruno la trompe avec sa sœur, on ne rêve que d’une chose, qu’ils s’entretuent. Il me semble qu’on touchait à autre chose qui moi me travaillait davantage, dans La villa ou Les neiges du Kilimandjaro, pour citer ceux qui probablement sont et resteront mes deux films préférés du cinéaste.
Gloria mundi s’ouvre sur un accouchement et se termine sur un meurtre. Le meurtre de Bruno à la fin est mis en scène exactement comme la naissance de Gloria au début, dans un ralenti accompagné par le requiem, de Verdi. L’ouverture, en hommage à Vie, d’Artavazd Pelechian, est magnifique. C’est une naissance, mais la musique suggère déjà la mort. Et le film de se terminer alors sur la mort, dans un élan formel similaire, même s’il me semble que l’on quitte les rives de Pelechian pour celles de Bresson. Vie puis L’argent. C’est dire toute la portée pessimiste de Gloria mundi. Je pense que c’est le film le plus dur de Guédiguian, depuis La ville est tranquille. Malgré les haïkus et La pavane pour une infante défunte, de Ravel. Malgré les beaux personnages un peu fatigués, que sont ceux incarnés par les vieux d’antan, ce trio sublime formé par Meylan, Ascaride & Darroussin.
JanosValuska
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le 27 déc. 2019

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